COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME 

 
      En l'affaire Vermeulen c. Belgique (1),
 
      La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée,
conformément à l'article 51 du règlement A de la Cour (2), en une
grande chambre composée des juges dont le nom suit:
 
      MM.  R. Ryssdal, président,
           R. Bernhardt,
           F. Gölcüklü,
           F. Matscher,
           L.-E. Pettiti,
           B. Walsh,
           R. Macdonald,
           C. Russo,
      Mme  E. Palm,
      MM.  I. Foighel,
           R. Pekkanen,
           A.N. Loizou,
           J.M. Morenilla,
      Sir  John Freeland,
      MM.  A.B. Baka,
           M.A. Lopes Rocha,
           K. Jungwiert,
           P. Kuris,
           J. Van Compernolle, juge ad hoc,
 
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier
adjoint,
 
      Après en avoir délibéré en chambre du conseil les
1er septembre 1995 et 22 janvier 1996,
 
      Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
_______________
Notes du greffier
 
1.  L'affaire porte le n° 58/1994/505/587.  Les deux premiers
chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les
deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour
depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la
Commission) correspondantes.
 
2.  Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à
la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9)
(1er octobre 1994) et, ensuite, aux seules affaires concernant
des Etats non liés par ledit Protocole (P9).  Il correspond au
règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à
plusieurs reprises depuis lors.
________________
 
PROCEDURE
 
1.    L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission
européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") puis par le
gouvernement du Royaume de Belgique ("le Gouvernement"), les
8 décembre 1994 et 9 janvier 1995, dans le délai de trois mois
qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de
la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés
fondamentales ("la Convention").  A son origine se trouve une
requête (n° 19075/91) dirigée contre la Belgique et dont un
ressortissant de cet Etat, M. Frans Vermeulen, avait saisi la
Commission le 6 novembre 1991 en vertu de l'article 25 (art. 25).
 
      La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48
(art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration belge reconnaissant
la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la
requête du Gouvernement aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48).
Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de
savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat
défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la
Convention.
 
2.    En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d)
du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participer
à l'instance et a désigné ses conseils (article 30).
 
3.     La chambre à constituer comprenait de plein droit
M. J. De Meyer, juge élu de nationalité belge (article 43 de la
Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour
(article 21 par. 3 b) du règlement A).  Le 27 janvier 1995,
celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir
M. F. Matscher, M. I. Foighel, M. A.N. Loizou, Sir John Freeland,
M. A.B. Baka, M. M.A. Lopes Rocha et M. K. Jungwiert, en présence
du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4
du règlement A) (art. 43).
 
      Le 6 février 1995, M. De Meyer a déclaré se récuser en
application de l'article 24 par. 2 du règlement A, car l'espèce
soulève des questions proches de celles dont il s'agissait dans
les affaires Delcourt c. Belgique - où il avait comparu comme
agent et conseil du Gouvernement (arrêt du 17 janvier 1970,
série A n° 11, p. 5, par. 7) - et Borgers c. Belgique, où il
s'était récusé (arrêt du 30 octobre 1991, série A n° 214-B,
p. 25, par. 3).  Le 31 mars 1995, le délégué de l'agent du
Gouvernement a notifié au greffier la nomination de
M. le professeur J. Van Compernolle en qualité de juge ad hoc
(articles 43 de la Convention et 23 du règlement A) (art. 43).
 
4.    En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5
du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du
greffier, l'agent du Gouvernement, les avocats du requérant et
le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la
procédure (articles 37 par. 1 et 38).  Conformément à
l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire
du requérant le 12 mai 1995 et celui du Gouvernement le 15 mai.
 
5.    Le 2 février 1995, le président avait considéré qu'il y
avait lieu, aux fins d'une bonne administration de la justice,
d'entendre le même jour la présente affaire et l'affaire
Lobo Machado c. Portugal (21/1994/468/549).
 
6.    Le 24 mai 1995, la chambre s'est dessaisie au profit d'une
grande chambre (article 51 du règlement A).  Conformément à
l'article 51 par. 2 a) et b), le président et le vice-président
(MM. Ryssdal et R. Bernhardt), ainsi que les autres membres de
la chambre originaire sont devenus membres de la grande chambre.
Le 8 juin 1995, le président a tiré au sort le nom des juges
supplémentaires, à savoir M. F. Gölcüklü, M. L.-E. Pettiti,
M. B. Walsh, M. R. Macdonald, M. C. Russo, Mme E. Palm, M. R.
Pekkanen, M. J.M. Morenilla et M. P. Kuris, en présence du
greffier.
 
7.    Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont
déroulés en public le 30 août 1995, au Palais des Droits de
l'Homme à Strasbourg.  La Cour avait tenu auparavant une réunion
préparatoire.
 
8.    Ont comparu:
 
- pour le Gouvernement
 
  M. C. Debrulle, directeur général,
      ministère de la Justice,                                 agent,
  Me L. Simont, avocat,
  Me E. Jakhian, avocat,                                    conseils;
 
- pour la Commission
 
  M. H. Danelius,                                            délégué;
 
- pour le requérant
 
  Me M. De Boel, avocat,
  Me P. Traest, avocat,                                     conseils.
 
      La Cour a entendu en leurs déclarations, et en une réponse
à la question d'un de ses membres, M. Danelius, Me De Boel,
Me Traest, Me Jakhian et Me Simont.
 
EN FAIT
 
I.    Les circonstances particulières de la cause
 
9.    Citoyen belge, M. Vermeulen réside à Dixmude (Flandre
occidentale).
 
10.   Le 6 mai 1987, le tribunal de commerce de Furnes prononça,
sans débat contradictoire, sa faillite d'office et celle de sa
société, le "Bureau d'affaires Vermeulen & Verstraete s.p.r.l."
(Zakenkantoor Vermeulen & Verstraete p.v.b.a.).  Il avait entendu
le substitut du procureur du Roi en son avis mais pas l'intéressé
lui-même, qui se trouvait incarcéré à la prison de Gand en raison
de poursuites pour faux et usage de faux, escroquerie et abus de
confiance.
 
      Le requérant fit opposition à ce jugement.
 
11.   Le 4 mai 1988, la même juridiction déclara l'opposition
recevable, ordonna la réouverture des débats et renvoya l'affaire
au rôle spécial dans l'attente de l'issue de l'instruction pénale
en cours contre M. Vermeulen.
 
      Dans son avis écrit lu à l'audience du 6 avril 1988, le
substitut du procureur du Roi avait estimé que l'opposition était
recevable mais non fondée.
 
12.   Sur appel de l'intéressé contre le jugement du 4 mai 1988,
qui n'avait pas annulé sa mise en faillite, la cour de Gand,
statuant sur évocation, confirma le 29 juin 1989 le jugement du
6 mai 1987 (paragraphe 10 ci-dessus), après avoir entendu les
conclusions conformes du substitut du procureur général, lues
lors des débats du 27 avril 1989.
 
13.   Le requérant introduisit contre cet arrêt un pourvoi que la
Cour de cassation rejeta le 10 mai 1991.  Le même jour, elle
avait, à l'audience, ouï consécutivement le conseiller rapporteur
Caenepeel, l'avocat de M. Vermeulen et l'avocat général du
Jardin.  Celui-ci prononça des conclusions orales; il participa
ensuite à la délibération de la Cour.
 
14.   Le 17 mars 1995, la cour d'appel d'Anvers acquitta
l'intéressé de toutes les charges pénales retenues contre lui
(paragraphe 10 ci-dessus).
 
II.   Le droit interne pertinent
 
      A.  La faillite d'office
 
15.   Les articles pertinents du code de commerce se lisent ainsi:
 
                             Article 437
 
        "Tout commerçant qui cesse ses payements et dont le
      crédit se trouve ébranlé est en état de faillite.
 
        (...)"
 
                             Article 442
 
        "La faillite est déclarée par jugement du tribunal de
      commerce, rendu, soit sur l'aveu du failli, soit à la
      requête d'un ou de plusieurs créanciers, soit d'office.
 
        (...)"
 
16.   La procédure de faillite d'office s'ouvre à l'initiative du
tribunal de commerce.  Le ministère public y rend un avis,
conformément à l'article 764, 9°, du code judiciaire
(paragraphe 18 ci-dessous).
 
      B.  Le ministère public
 
17.   L'article 138 du code judiciaire prévoit:
 
        "Sous réserve des dispositions de l'article 141, le
      ministère public exerce l'action publique selon les
      modalités déterminées par la loi.
 
        Dans les matières civiles, il intervient par voie
      d'action, de réquisition ou d'avis.  Il agit d'office dans
      les cas spécifiés par la loi et en outre chaque fois que
      l'ordre public exige son intervention."
 
18.   L'article 764 du code judiciaire énumère les causes qui,
sauf devant le juge de paix, sont à communiquer au ministère
public, à peine de nullité.  Parmi elles figurent, en 9°, celles
qui concernent la faillite, le concordat et le sursis de
paiement.
 
19.   Aux termes de l'article 141 du code judiciaire,
 
        "Le procureur général près la Cour de cassation n'exerce
      pas l'action publique, sauf lorsqu'il intente une action
      dont le jugement est attribué à la Cour de cassation."
 
      Parmi les cas - plutôt rares - où la Cour de cassation
statue au fond figurent le jugement des ministres (article 90 de
la Constitution), la prise à partie (articles 613, 2°, et 1140
à 1147 du code judiciaire) et les poursuites disciplinaires
contre certains magistrats (articles 409, 410 et 615 du même
code).
 
      En dehors de ces hypothèses, le parquet de cassation exerce,
en toute indépendance, les fonctions de conseiller de la Cour.
 
20.   S'agissant de la hiérarchie disciplinaire du parquet, il y
a lieu de citer les dispositions suivantes du code judiciaire:
 
                              Article 400
 
        "Le Ministre de la justice exerce sa surveillance sur
      tous les officiers du ministère public, le procureur
      général près la Cour de cassation sur les procureurs
      généraux près les cours d'appel et ces derniers sur les
      membres du parquet général et de l'auditorat général, sur
      les procureurs du Roi, les auditeurs du travail et leurs
      substituts."
 
                              Article 414
 
        "Le procureur général près la cour d'appel peut appliquer
      aux magistrats du ministère public qui lui sont subordonnés
      les peines de l'avertissement, de la censure simple et de
      la censure avec réprimande.
 
        Le procureur général près la Cour de cassation exerce les
      mêmes pouvoirs à l'égard des avocats généraux près cette
      Cour et des procureurs généraux près les cours d'appel.
 
        Le Ministre de la justice peut de même avertir et
      censurer tous les officiers du ministère public ou proposer
      au Roi leur suspension ou leur révocation."
 
      C.  La procédure devant la Cour de cassation
 
21.   Au sujet de la procédure, tant civile que pénale, devant la
Cour de cassation, le code judiciaire prévoit:
 
                             Article 1107
 
        "Après le rapport, les avocats présents à l'audience sont
      entendus.  Leurs plaidoiries ne peuvent porter que sur les
      questions de droit proposées dans les moyens de cassation
      ou sur les fins de non-recevoir opposées au pourvoi.
 
        Le ministère public donne ensuite ses conclusions, après
      quoi aucune note ne sera reçue."
 
                             Article 1109
 
        "Le ministère public a le droit d'assister à la
      délibération à moins qu'il se soit lui-même pourvu en
      cassation; il n'a pas voix délibérative."
 
      Un pourvoi émane du parquet général quand celui-ci
l'introduit dans l'intérêt de la loi (articles 1089 et 1090 du
code judiciaire et 442 du code d'instruction criminelle), ou sur
la dénonciation du ministre de la Justice (articles 1088 du code
judiciaire et 441 du code d'instruction criminelle).
 
22.   Depuis le 30 octobre 1991, jour du prononcé de l'arrêt
Borgers précité, le demandeur en cassation peut, au moins dans
les affaires pénales, prendre la parole après le représentant du
parquet, lequel s'abstient ensuite d'assister au délibéré de la
Cour.
 
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
 
23.   Dans sa requête du 6 novembre 1991 à la Commission
(n° 19075/91), M. Vermeulen se plaignait de ce que le tribunal
de commerce de Furnes ne l'avait pas entendu avant de prononcer
sa faillite d'office et de ce que le représentant du ministère
public avait assisté au délibéré de la Cour de cassation; il
invoquait l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
 
24.   Par des décisions des 29 juin 1992 et 19 octobre 1993, la
Commission a retenu le grief relatif à la procédure devant la
Cour de cassation et rejeté la requête pour le surplus.  Dans son
rapport du 11 octobre 1994 (article 31) (art. 31), elle conclut,
par onze voix contre cinq, à la violation de l'article 6 par. 1
(art. 6-1).  Le texte intégral de son avis et des trois opinions
dissidentes dont il s'accompagne figure en annexe au présent
arrêt (1).
_______________
Note du greffier
 
1.  Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans
l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions, 1996), mais
chacun peut se le procurer auprès du greffe.
_______________
 
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
 
25.   Dans son mémoire, le Gouvernement
 
        "conclut qu'il plaise à la Cour de dire pour droit que ni
      de manière générale dans les affaires civiles, ni en
      l'espèce, la présence du ministère public au délibéré de la
      Cour ne peut constituer une violation de l'article 6 par. 1
      (art. 6-1) de la Convention".
 
26.   De son côté, le requérant demande
 
        "que la Cour constate la violation de l'article 6 par. 1
      (art. 6-1) de la Convention et accorde une satisfaction
      équitable en application de l'article 50 (art. 50) de la
      Convention".
 
EN DROIT
 
I.    SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1)
      DE LA CONVENTION
 
27.   M. Vermeulen allègue une violation de l'article 6 par. 1
(art. 6-1) de la Convention, aux termes duquel
 
        "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
      équitablement (...) par un tribunal (...) impartial (...)
      qui décidera (...) des contestations sur ses droits et
      obligations de caractère civil (...)"
 
      Il se plaint d'abord de n'avoir pu, par son conseil,
répondre aux conclusions de l'avocat général ni prendre la parole
en dernier à l'audience du 10 mai 1991 devant la Cour de
cassation (paragraphe 13 ci-dessus); en second lieu, il dénonce
la participation du représentant du ministère public au délibéré
qui suivit aussitôt après.  Bien que civile, la présente espèce
ne se distinguerait pas à ce point de l'affaire Borgers
(paragraphe 3 ci-dessus) qu'il faille lui appliquer une autre
solution.
 
      En substance, la Commission souscrit à cette thèse.
 
28.   Pour le Gouvernement, les différences fondamentales entre
les procédures pénale et civile devant la Cour de cassation
commandent de s'écarter en l'espèce de la jurisprudence Borgers.
Si, dans une instance pénale, un accusé non averti peut prendre
le membre du parquet pour un "allié" ou un "adversaire objectif"
(arrêt Borgers précité, p. 32, par. 26), ceci paraît exclu au
civil, où le véritable rôle du ministère public ne se prête à
aucun malentendu; les apparences y sont plus conformes à la
réalité.
 
      Au pénal, en effet, le parquet qui a diligenté les
poursuites devant les juridictions du fond est absent; aussi le
demandeur y comparaît-il face à un membre du parquet de
cassation.  A l'audience civile au contraire, rien de tel; les
demandeur et défendeur y sont tous deux représentés par un avocat
à la Cour de cassation, en sorte qu'aucun d'eux - à supposer même
qu'ils soient présents, ce qui est très rare - ne saurait
confondre le parquet avec la partie adverse.  Il n'en irait pas
autrement en l'espèce: M. Vermeulen, demandeur en cassation, y
était opposé au curateur à sa faillite (paragraphe 10 ci-dessus).
 
      Au pénal comme au civil, le ministère public près la Cour
de cassation n'a d'autre tâche que de conseiller cette
juridiction en toute neutralité et objectivité, comme amicus
curiae, tant et si bien qu'il peut conclure différemment sur
chacun des moyens soulevés par un même plaideur.  Cela prouverait
bien qu'en réalité il n'est l'"adversaire" ni l'"allié" de
personne.
 
      Il en irait d'autant plus ainsi dans une procédure civile,
car le débat y est strictement circonscrit aux moyens présentés
dans le pourvoi du demandeur et le ministère public ne peut,
d'office, en soulever d'autres, même d'ordre public.  Celui-ci
y voit donc son rôle encore plus démarqué de celui des seuls
véritables adversaires, les plaideurs.
 
      Bref, le parquet de cassation n'ayant pas la qualité de
partie au procès, il n'y aurait pas lieu de lui appliquer le
principe de l'égalité des armes, à tout le moins au civil.
 
29.   La Cour relève d'abord que la nature des fonctions du
ministère public à la Cour de cassation - le Gouvernement en
convient - ne varie pas selon que l'affaire est civile ou pénale.
Dans les deux cas, il a pour tâche principale, à l'audience comme
en délibération, d'assister la Cour de cassation et de veiller
au maintien de l'unité de la jurisprudence.  Qu'au civil il ne
puisse soulever des moyens d'office, n'affecte que l'étendue des
fonctions, pas leur nature.
 
30.   Il échet de noter ensuite que le parquet général agit en
observant la plus stricte objectivité.  Sur ce point, les
constatations des arrêts Delcourt (pp. 17-19, paras. 32-38) et
Borgers (p. 31, par. 24) relatives à l'indépendance et
l'impartialité de la Cour de cassation et de son parquet
conservent leur entière validité.
 
31.   Comme déjà dans son arrêt Borgers (p. 32, par. 26), la Cour
estime toutefois devoir attacher une grande importance au rôle
réellement assumé dans la procédure par le membre du ministère
public et plus particulièrement au contenu et aux effets de ses
conclusions.  Elles renferment un avis qui emprunte son autorité
à celle du ministère public lui-même.  Objectif et motivé en
droit, ledit avis n'en est pas moins destiné à conseiller et,
partant, influencer la Cour de cassation.  A cet égard, le
Gouvernement souligne l'importance de la contribution du parquet
général au maintien de l'unité de la jurisprudence de la haute
juridiction.
 
32.   Dans son arrêt Delcourt, la Cour a relevé, pour conclure à
l'applicabilité de l'article 6 par. 1 (art. 6-1), qu'"un arrêt
de la Cour de cassation peut rejaillir à des degrés divers sur
la situation juridique de l'intéressé" (pp. 13-14, par. 25).
Elle a repris cette idée à plusieurs occasions (voir, mutatis
mutandis, les arrêts Pakelli c. Allemagne du 25 avril 1983,
série A n° 64, p. 17, par. 36, Pham Hoang c. France du
25 septembre 1992, série A n° 243, p. 23, par. 40, et Ruiz-Mateos
c. Espagne du 23 juin 1993, série A n° 262, p. 25, par. 63).  Il
n'en va pas autrement en l'espèce, car le pourvoi portait sur la
légalité de la faillite de M. Vermeulen.
 
33.   Compte tenu donc de l'enjeu pour le requérant de l'instance
devant la Cour de cassation et de la nature des conclusions de
l'avocat général du Jardin, l'impossibilité pour l'intéressé d'y
répondre avant la clôture de l'audience a méconnu son droit à une
procédure contradictoire.  Celui-ci implique en principe la
faculté pour les parties à un procès, pénal ou civil, de prendre
connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge,
même par un magistrat indépendant, en vue d'influencer sa
décision, et de la discuter (voir notamment, mutatis mutandis,
les arrêts Ruiz-Mateos précité, p. 25, par. 63, McMichael
c. Royaume-Uni du 24 février 1995, série A n° 307-B, pp. 53-54,
par. 80, et Kerojärvi c. Finlande du 19 juillet 1995, série A
n° 322, p. 16, par. 42).
 
      La Cour constate que cette circonstance constitue déjà une
violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1).
 
34.   La méconnaissance en question s'est trouvée renforcée par
la participation de l'avocat général à la délibération de la Cour
de cassation, quoique seulement avec voix consultative.  Le
magistrat y a disposé en effet, fût-ce en apparence, d'une
occasion supplémentaire d'appuyer ses conclusions en chambre du
conseil, à l'abri de la contradiction (voir l'arrêt Borgers
précité, p. 32, par. 28).
 
      Que cette présence offre au ministère public la possibilité
de contribuer au maintien de l'unité de la jurisprudence ne
saurait ébranler ce constat, dès lors qu'elle ne constitue pas
le seul moyen de poursuivre ce but, comme en témoigne du reste
la pratique de la plupart des autres Etats membres du Conseil de
l'Europe.
 
      Il y a donc eu violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1)
sur ce point aussi.
 
II.   SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION
 
35.   Aux termes de l'article 50 (art. 50) de la Convention,
 
        "Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise
      ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute
      autre autorité d'une Partie Contractante se trouve
      entièrement ou partiellement en opposition avec des
      obligations découlant de la (...) Convention, et si le
      droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement
      d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette
      mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la
      partie lésée une satisfaction équitable."
 
      A.  Dommage
 
36.   M. Vermeulen réclame 93 957 922 francs belges (BEF) en
réparation du dommage matériel résultant de ce qu'il n'a pu
exercer sa profession "de manière digne" après sa mise en
faillite.
 
      Il sollicite en outre "une somme considérable" pour le tort
moral découlant des difficultés professionnelles et familiales
qui ont suivi le rejet de son pourvoi par la Cour de cassation.
 
37.   A juste titre, le Gouvernement et le délégué de la
Commission soulignent l'absence de lien de causalité entre la
violation dénoncée et le préjudice matériel allégué; on ne
saurait en effet spéculer sur l'issue de la procédure si elle
avait été conforme aux exigences de l'article 6 par. 1
(art. 6-1).
 
      Quant au dommage moral, la Cour l'estime suffisamment réparé
par le constat de violation de cette disposition.
 
      B.  Frais et dépens
 
38.   Le requérant demande en outre 437 739 BEF au titre des frais
et dépens occasionnés par la procédure de mise en faillite et sa
représentation devant les organes de la Convention.
 
39.   Le Gouvernement ne se prononce pas.
 
40.   Avec le délégué de la Commission, la Cour estime que des
frais entraînés par les procédures devant les juridictions
nationales, seuls entrent en ligne de compte ceux afférents à
l'instance devant la Cour de cassation, la mise en faillite du
requérant n'ayant pas, comme telle, fait l'objet du présent
arrêt.
 
      Statuant en équité, elle évalue à 250 000 BEF les frais
occasionnés par la représentation de M. Vermeulen devant la Cour
de cassation et à Strasbourg.
 
      C.  Intérêts moratoires
 
41.   Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal
applicable en Belgique à la date d'adoption du présent arrêt
était de 8 % l'an.
 
PAR CES MOTIFS, LA COUR
 
1.    Dit, par quinze voix contre quatre, qu'il y a eu violation
      de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention;
 
2.    Dit, à l'unanimité, que le présent arrêt constitue par
      lui-même une satisfaction équitable suffisante quant au
      préjudice moral allégué;
 
3.    Dit, à l'unanimité, que l'Etat défendeur doit verser au
      requérant, dans les trois mois, 250 000 (deux
      cent cinquante mille) francs belges pour frais et dépens,
      montant à majorer d'un intérêt non capitalisable de 8 %
      l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au
      versement;
 
4.    Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction
      équitable pour le surplus.
 
      Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience
publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le
20 février 1996.
 
Signé: Rolv RYSSDAL
       Président
 
Signé: Herbert PETZOLD
       Greffier
 
      Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux
articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du
règlement A, l'exposé des opinions séparées suivantes:
 
      - opinion dissidente commune à MM. Gölcüklü, Matscher et
      Pettiti;
 
      - opinion dissidente de M. Van Compernolle.
 
Paraphé: R. R.
 
Paraphé: H. P.
 
         
 
 
 
 
 
OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES GöLCÜKLÜ,
                          MATSCHER ET PETTITI
 
      L'institution de la présence et de la possibilité
d'intervention - orale ou écrite - du ministère public, comme
représentant du Souverain ou de la société, au niveau des
juridictions supérieures (appel, cassation), tant au pénal qu'au
civil, correspond à une vieille tradition des systèmes juridiques
de l'Europe continentale; elle remonte à l'époque des
codifications et elle est intimement liée à la conception de
celles-ci.  Dans l'exercice de cette fonction, le ministère
public avait pour tâche de veiller à l'interprétation correcte
de la loi et à assurer l'unité et la cohérence de la
jurisprudence.  Tandis que dans les systèmes de souche
germanique, le rôle du ministère public au civil a été
successivement réduit à certains aspects du droit des personnes
et de la famille - en effet, dans ces pays, pratiquement, il
n'intervient plus qu'en qualité d'accusateur au pénal -, dans les
systèmes juridiques d'origine latine il a été conservé même au
civil devant la Cour de cassation et, en partie, aussi devant les
cours d'appel.  D'ailleurs, l'institution de l'avocat général
auprès de la Cour de justice des Communautés européennes et celle
du délégué de la Commission devant notre Cour, repose sur des
idées semblables.
 
      Le droit belge est du type latin et prévoit la présence et
la possibilité d'intervention du procureur général auprès de la
Cour de cassation, dans le but expliqué plus haut.
 
      C'est, d'après nous, une méconnaissance de cette institution
de voir dans le procureur général, lorsqu'il intervient au civil,
un adversaire de l'une ou de l'autre partie, son rôle - que l'on
pourrait appeler d'amicus curiae - étant uniquement celui de
gardien neutre et objectif de la régularité de la procédure, de
l'unité et de la cohérence de la jurisprudence.  Dans cette
mesure, sa participation à l'audience et - avec voix consultative
- à la délibération ne porte donc nullement atteinte au principe
de l'égalité des armes, le procureur général se situant au-dessus
des parties.
 
      S'agissant des systèmes de procédure civile qui
correspondent à des traditions qui ont fait leurs preuves dans
le droit national et sont bien reçues par les praticiens du
droit, il nous apparaît qu'en interprétant l'article 6 (art. 6)
au regard de questions telles que celles du rôle du procureur
général près la Cour de cassation, la Cour européenne doit éviter
que, par excès de formalisme, elle ne bouleverse de telles
traditions.
 
      Tout en disant cela, nous ne voudrions pas omettre de
signaler que, d'après nous, la construction légale existant en
Belgique et dans d'autres pays comme la France ou l'Italie à cet
égard peut paraître quelque peu étrange, et un système juridique
pourrait bien s'en passer; la preuve en est que l'institution de
la présence et de l'intervention du parquet au civil a été
presque abandonnée dans un grand nombre de pays européens, sans
que cela fût nuisible à la jurisprudence.
 
      Néanmoins, nous ne voyons aucune raison de censurer les
systèmes juridiques qui veulent rester attachés à cette
institution, car cela ne conduirait pas à une meilleure et réelle
sauvegarde des intérêts des justiciables, d'autant plus que,
comme la Cour l'a dit dans son arrêt Dombo Beheer B.V.
c. Pays-Bas (27 octobre 1993, série A n° 274, p. 19, par. 32),
au civil les autorités nationales jouissent d'une marge
d'appréciation plus large sur le terrain de l'article 6 (art. 6).
 
      De surcroît, dans l'arrêt Borgers c. Belgique
(30 octobre 1991, série A n° 214-B), la Cour a fondé son constat
de violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) essentiellement sur
la combinaison de deux éléments: l'impossibilité pour l'accusé
de répondre aux conclusions du procureur général avant la clôture
de l'audience et la présence de ce dernier à la délibération de
la Cour de cassation.  Ici - dans une affaire civile, nous le
soulignons - elle aperçoit une violation dans chacun des deux
éléments, même pris séparément, en allant ainsi encore plus loin
que dans l'affaire Borgers relative à la matière pénale.
 
      Bien sûr, la situation est différente au pénal; à cet égard,
nous approuvons entièrement les conclusions de l'arrêt Borgers
c. Belgique.
 
           OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE VAN COMPERNOLLE
 
      Je regrette de ne pouvoir souscrire au présent arrêt.
 
      Pour en apprécier la portée, il convient de rappeler que
c'est, essentiellement, en ayant égard au principe de l'égalité
des armes et au rôle des apparences que l'arrêt Borgers - rendu
en matière pénale - avait conclu à la violation de l'article 6
par. 1 (art. 6-1) de la Convention.  L'argument central qui
soutient la motivation de cet arrêt tient, en effet, dans cette
considération qu'en recommandant "l'admission ou le rejet du
pourvoi d'un accusé, le magistrat du ministère public en devient
l'allié ou l'adversaire objectif" (arrêt Borgers du
30 octobre 1991, série A n° 214-B, pp. 31-32, par. 26).
 
      Le présent arrêt - qui, il importe de le souligner,
intervient en matière civile - ne reprend plus cette motivation.
Le ministère public à la Cour de cassation n'y est point assimilé
à un "adversaire objectif" à l'égard duquel l'égalité des armes
impliquerait tant le droit de réplique des parties que
l'exclusion de toute participation au délibéré.  Dans une
formulation de principe, c'est le droit à une procédure
contradictoire qui devient la clé de voûte de l'arrêt dans le
double constat de violation de l'article 6 (art. 6) qu'il
exprime.
 
      Je ne puis personnellement partager cette analyse.
 
1.    Il me paraît inexact de lier le principe du contradictoire
à l'intervention d'un magistrat indépendant qui se borne, après
les plaidoiries des parties, à émettre sur l'affaire, en qualité
d'amicus curiae de la juridiction, une opinion dont l'objectivité
et l'impartialité sont incontestables.  La circonstance que les
parties ne puissent répliquer à cet avis ne met nullement en
cause leur droit de défense, lequel a pu pleinement s'exercer
dans le cadre du débat contradictoire dans lequel elles se sont
opposées.
 
      Il échet, du reste, d'observer que, sur cette question, la
procédure en cassation réglée par le code judiciaire belge
rejoint, très largement, la procédure applicable devant plusieurs
juridictions internationales dont les règlements de procédure
prévoient également, après les plaidoiries des parties, les
conclusions d'un magistrat indépendant ne faisant point partie
du siège (comparer ainsi l'article 44 du règlement de procédure
de la Cour de justice du Benelux ainsi que l'article 59 du
règlement de procédure de la Cour de justice des Communautés
européennes).
 
2.    Il me paraît tout aussi inexact de rattacher au principe du
contradictoire le constat de violation de l'article 6 (art. 6)
de la Convention, déduit de la participation du ministère public
au délibéré de la Cour de cassation, en matière civile.
 
      Dès lors que le ministère public à la Cour de cassation ne
peut apparaître comme une partie au litige non plus que comme
l'allié ou l'adversaire objectif d'une quelconque partie, cette
intervention - purement consultative - d'un magistrat indépendant
et impartial, justifiée par l'unique souci de contribuer à
l'unité et à la cohérence de la jurisprudence, n'affecte en rien
le droit de la défense.
 
3.    Comme l'observent judicieusement les juges Gölcüklü,
Matscher et Pettiti dans leur opinion dissidente, il y a lieu
enfin - mais subsidiairement en ce qui me concerne - de remarquer
que, dans l'arrêt Borgers précité, la Cour avait basé son constat
de violation de l'article 6 (art. 6) essentiellement sur la
combinaison de deux éléments: l'impossibilité pour l'accusé de
répondre aux conclusions du ministère public avant la clôture de
l'audience et la présence de ce dernier à la délibération devant
la Cour de cassation.  Le présent arrêt - qui intervient dans une
affaire civile - aperçoit une violation dans chacun des deux
éléments pris séparément.  Aucune raison ne justifie, à mon sens,
cette plus grande sévérité alors que, comme la Cour l'a dit dans
son arrêt Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas (27 octobre 1993, série A
n° 274, p. 19, par. 32), au civil, les autorités nationales
jouissent d'une marge d'appréciation plus large sur le terrain
de l'article 6 (art. 6).