AFFAIRE MATTHEWS c. ROYAUME-UNI
(Requête n° 24833/94)
ARRÊT
STRASBOURG
18 février 1999
En l’affaire
Matthews c. Royaume-Uni,
La Cour européenne
des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la
Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales
(« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 11[1],
et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre
composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,
Mme E. Palm,
MM. L. Ferrari Bravo,
Gaukur Jörundsson,
G. Ress,
I. Cabral Barreto,
J.-P. Costa,
W. Fuhrmann,
K. Jungwiert,
M. Fischbach,
Mme N. Vajić,
M. J. Hedigan,
Mmes W.
Thomassen,
M.
Tsatsa-Nikolovska,
MM. T. Panţîru,
K.
Traja,
Sir John Freeland, juge
ad hoc,
ainsi que de Mme M. de Boer-Buquicchio, greffière
adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19
novembre 1998 et 20 et 21 janvier 1999,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L’affaire
a été déférée à la Cour, telle qu’établie en vertu de l’ancien
article 19 de la Convention3, par la Commission européenne des
Droits de l’Homme (« la Commission ») le 26 janvier
1998, dans le délai de trois mois qu’ouvraient les anciens
articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une
requête (n° 24833/94) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et
d’Irlande du Nord et dont Mme Denise Matthews avait saisi la
Commission le 18 avril 1994 en vertu de l’ancien article 25.
La demande de la
Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi qu’à
la déclaration du Royaume-Uni reconnaissant la juridiction obligatoire de la
Cour (ancien article 46). Elle a pour objet d’obtenir une
décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement
de l’Etat
défendeur aux exigences de l'article 3 du Protocole n° 1, considéré isolément
ou combiné avec l'article 14 de la Convention.
2. En réponse à
l’invitation
prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement A[2],
la requérante a exprimé le désir de participer à l’instance et
désigné son conseil (article 30).
3. En sa
qualité de président de la chambre initialement constituée (ancien article 43
de la Convention et article 21 du règlement A) pour connaître notamment des
questions de procédure pouvant se poser avant l’entrée en
vigueur du Protocole n° 11, M. R. Bernhardt, président de la Cour à
l’époque, a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent
du gouvernement britannique (« le Gouvernement »), le conseil de la
requérante et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation
de la procédure écrite. Conformément à l’ordonnance
rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires de la requérante et du
Gouvernement le 20 et le 25 août 1998 respectivement.
4. A la suite
de l’entrée
en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément
à l’article
5 § 5 dudit Protocole, l’examen de l’affaire a
été confié à la Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de
plein droit Sir Nicolas Bratza, juge élu au titre du Royaume-Uni (articles 27 §
2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber,
président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, et
MM. G. Ress, J.-P. Costa et M. Fischbach, vice-présidents de section
(articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5 a) du règlement). Ont en
outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. L. Ferrari
Bravo, M. Gaukur Jörundsson, M. I. Cabral Barreto, M. W. Fuhrmann,
M. K. Jungwiert, Mme N. Vajić,
M. J. Hedigan, Mme W. Thomassen, Mme M. Tsatsa-Nikolovska,
M. T. Panţîru et M. K. Traja (articles 24 § 3 et 100 § 4 du
règlement). Ultérieurement, Sir Nicolas Bratza, qui avait participé à l'examen
de l'affaire par la Commission, s’est déporté de la Grande Chambre (article 28
du règlement). En conséquence, le Gouvernement a désigné Sir John Freeland pour
siéger en qualité de juge ad hoc
(articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
5. A l’invitation
de la Cour (article 99 du règlement), la Commission a délégué l’un
de ses membres, M. J.-C. Soyer, pour participer à la procédure devant la Grande
Chambre.
6. Ainsi qu’en
avait décidé le président, une audience s’est déroulée en public le 19 novembre
1998, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM. M. Eaton,
ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth, agent,
D. Anderson,
Barrister-at-Law, conseil,
Mmes D. Collins,
service juridique du Cabinet,
C. Power,
ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth, conseillers
;
– pour la requérante
MM. M. Llamas, Barrister-at-Law,
L. Baglietto,
Barrister,
F. Picardo, Barrister, conseils,
R. Benzaquen, Unité de soutien législatif, Gibraltar, conseiller ;
– pour la Commission
M. J.-C. Soyer, délégué,
Mme M.-T. Schoepfer, secrétaire de la Commission.
La Cour a entendu M.
Soyer, M. Llamas et M. Anderson.
EN FAIT
i. les circonstances de l’ESPÈCE
7. Le 12 avril
1994, la requérante sollicita son inscription sur les listes électorales pour
Gibraltar dans la perspective des élections au Parlement européen. Le 25 avril
1994, l’agent responsable de la tenue des listes électorales lui répondit ainsi
:
« Les dispositions
de l’annexe II à l’acte CE de 1976 relatif aux élections directes précisent que
le Royaume-Uni n’applique les dispositions de l’acte en question qu’en ce qui
concerne le Royaume-Uni [paragraphe 18 ci-dessous]. Cet acte a été adopté à
l’unanimité des Etats membres et a valeur de traité. En conséquence, le droit
de suffrage pour les élections au Parlement européen ne s’applique pas à
Gibraltar. »
II. LE DROIT PERTINENT applicable à Gibraltar
A. Gibraltar et le Royaume-Uni
8. Gibraltar
est un territoire dépendant du Royaume-Uni. C'est un des dominions de Sa
Majesté la Reine, mais il ne fait pas partie du Royaume-Uni. Le Parlement
britannique détient le pouvoir suprême de légiférer pour Gibraltar, mais il en
use rarement en pratique.
9. Le pouvoir
exécutif à Gibraltar se trouve entre les mains du Gouverneur, qui est le
représentant de la Reine. En vertu d’une ordonnance du 23 mai 1969, certaines
« questions internes déterminées » sont dévolues au premier ministre
et à ses ministres élus sur le plan local ; les autres questions (affaires
étrangères, défense et sécurité intérieure) ne sont pas
« déterminées » et c’est donc le Gouverneur qui en garde la
responsabilité.
10. Le premier
ministre et le gouvernement de Gibraltar sont responsables devant l’électorat
de Gibraltar par le biais d’élections générales à la Chambre de l’assemblée.
Celle-ci est le corps législatif interne de Gibraltar. Elle a le droit
d’édicter des lois pour Gibraltar sur les « questions internes
déterminées », sous réserve, notamment, du pouvoir que possède le
Gouverneur de refuser d’entériner un texte voté.
B. Gibraltar et la Communauté européenne
11. Le traité
instituant la Communauté européenne (« le traité CE ») s’applique à
Gibraltar en vertu de son article 227 § 4, qui prévoit que les dispositions du
traité s’appliquent aux territoires européens dont un Etat membre assume les
relations extérieures. Le Royaume-Uni a adhéré au traité instituant la
Communauté économique européenne du 25 mars 1957 (« le traité CEE »),
prédécesseur du traité CE, par un traité d'adhésion du 22 janvier 1972.
12. En vertu de
ce dernier, Gibraltar se trouve exclu de certaines parties du traité CE. Ainsi,
il n’entre pas dans le territoire douanier de la Communauté, ce qui a pour
effet de le soustraire au champ d’application des dispositions sur la libre
circulation des marchandises ; il est considéré comme un pays tiers aux fins de
la politique commerciale commune ; il est exclu du marché commun pour ce qui
est de l’agriculture et du commerce des produits agricoles, ainsi que du
domaine des règles communautaires en matière de taxe sur la valeur ajoutée et
autres taxes sur le chiffre d’affaires, et il ne contribue pas au budget
communautaire. La législation européenne relative notamment à des questions
telles que la libre circulation des personnes, des services et des capitaux, la
santé, l'environnement et la protection des consommateurs s'applique à
Gibraltar.
13. La
législation communautaire pertinente s’intègre au droit de Gibraltar de la même
façon que dans d’autres parties de l'Union : les règlements sont directement
applicables, et les directives et autres actes juridiques communautaires qui
appellent une réglementation interne sont transposés par des lois ou des
règlements d’application.
14. Si en droit
britannique Gibraltar ne fait pas partie du Royaume-Uni, le terme
« ressortissants » et les dérivés de ce terme utilisés dans le traité
CE doivent, en vertu d’une déclaration faite par le gouvernement britannique à
l’époque de l’entrée en vigueur de la loi de 1981 sur la nationalité
britannique (British Nationality Act),
être compris comme visant notamment les citoyens britanniques et ceux des
territoires dépendant du Royaume-Uni qui acquièrent leur citoyenneté par
l’effet d’un lien avec Gibraltar.
C. La Communauté européenne et le Parlement
européen
15. Les pouvoirs
de la Communauté européenne sont répartis entre les institutions mises en place
par le traité CE, notamment le Parlement européen, le Conseil, la Commission («
la Commission européenne ») et la Cour de justice.
16. Avant le 1er
novembre 1993, date d'entrée en vigueur du traité de Maastricht sur
l'Union européenne du 7 février 1992 (« le traité de Maastricht »), l’article
137 du traité CEE parlait des « pouvoirs de délibération et de contrôle » du
Parlement européen. Ces termes ont été supprimés par le traité de Maastricht.
Depuis le 1er novembre 1993, le Parlement européen a pour rôle,
d'après l'article 137, d’« exerce[r] les pouvoirs qui lui sont attribués
par le (...) traité ». Les principaux de ces pouvoirs peuvent aujourd'hui
se résumer comme suit :
L’article 138 B
prévoit que le Parlement européen « participe au processus conduisant à
l’adoption des actes communautaires, en exerçant ses attributions dans le cadre
des procédures définies aux articles 189 B et 189 C, ainsi qu’en rendant des
avis conformes ou en donnant des avis consultatifs ». Le deuxième
paragraphe de l'article 138 B habilite par ailleurs le Parlement européen à
inviter la Commission européenne à soumettre toutes propositions appropriées
sur les questions qui lui paraissent nécessiter l’élaboration d’un acte
communautaire pour la mise en œuvre du traité.
Les termes « avis
conformes » qui figurent au premier paragraphe de l'article 138 B renvoient à
une procédure par laquelle le traité CE (par exemple aux articles 8 A § 2, et
130 D) prévoit l'adoption de dispositions par le Conseil sur proposition de la
Commission européenne et après avis conforme du Parlement européen. La
procédure est appelée « procédure d'avis conforme ».
En vertu de
l’article 144, le Parlement européen peut, en adoptant, à la majorité des deux
tiers des voix exprimées et à la majorité des membres qui le composent, une
motion de censure sur la gestion de la Commission européenne, contraindre les
membres de celle-ci à abandonner collectivement leurs fonctions.
L’article 158
prévoit que le Parlement européen doit être consulté préalablement à la
désignation du président de la Commission européenne, dont les membres, une
fois désignés, sont soumis, en tant que collège, à un vote d’approbation du
Parlement européen.
Le premier
paragraphe de l’article 189 dispose :
« Pour
l'accomplissement de leur mission et dans les conditions prévues au présent
traité, le Parlement européen conjointement avec le Conseil, le Conseil et la
Commission arrêtent des règlements et des directives, prennent des décisions et
formulent des recommandations ou des avis. »
L’article 189 B est
ainsi libellé :
« 1. Lorsque,
dans le présent traité, il est fait référence au présent article pour
l'adoption d'un acte, la procédure suivante[1] est applicable.
2. La Commission
présente une proposition au Parlement européen et au Conseil.
Le Conseil, statuant
à la majorité qualifiée, après avis du Parlement européen, arrête une position
commune. Cette position commune est transmise au Parlement européen. Le Conseil
informe pleinement le Parlement européen des raisons qui l'ont conduit à
adopter sa position commune. La Commission informe pleinement le Parlement
européen de sa position.
Si, dans un délai de
trois mois après cette transmission, le Parlement européen :
a) approuve la
position commune, le Conseil arrête définitivement l'acte concerné conformément
à cette position commune ;
b) ne s'est pas
prononcé, le Conseil arrête l'acte concerné conformément à sa position commune
;
c) indique, à la
majorité absolue des membres qui le composent, qu'il a l'intention de rejeter
la position commune, il informe immédiatement le Conseil de son intention. Le
Conseil peut convoquer le comité de conciliation visé au paragraphe 4 pour
apporter des précisions sur sa position. Ensuite, le Parlement européen
confirme, à la majorité absolue des membres qui le composent, le rejet de la
position commune, auquel cas la proposition d'acte est réputée non adoptée, ou
propose des amendements conformément au point d) du présent paragraphe ;
d) propose à la
majorité absolue des membres qui le composent des amendements à la position
commune, le texte ainsi amendé est transmis au Conseil et à la Commission, qui
émet un avis sur ces amendements.
3. Si, dans un délai
de trois mois après réception des amendements du Parlement européen, le
Conseil, statuant à la majorité qualifiée, approuve tous ces amendements, il
modifie en conséquence sa position commune et arrête l'acte concerné ;
toutefois, le Conseil statue à l'unanimité sur les amendements ayant fait
l'objet d'un avis négatif de la Commission. Si le Conseil n'arrête pas l'acte
en question, le président du Conseil, en accord avec le président du Parlement
européen, convoque sans délai le comité de conciliation.
4. Le comité de
conciliation, qui réunit les membres du Conseil ou leurs représentants et
autant de représentants du Parlement européen, a pour mission d'aboutir à un
accord sur un projet commun à la majorité qualifiée des membres du Conseil ou
de leurs représentants et à la majorité des représentants du Parlement
européen. La Commission participe aux travaux du comité de conciliation et
prend toutes les initiatives nécessaires en vue de promouvoir un rapprochement
des positions du Parlement européen et du Conseil.
5. Si, dans un délai
de six semaines après sa convocation, le comité de conciliation approuve un
projet commun, le Parlement européen et le Conseil disposent d'un délai de six
semaines à compter de cette approbation pour arrêter l'acte concerné
conformément au projet commun, à la majorité absolue des suffrages exprimés
lorsqu'il s'agit du Parlement européen et à la majorité qualifiée lorsqu'il
s'agit du Conseil. En l'absence d'approbation par l'une des deux institutions,
la proposition d'acte est réputée non adoptée.
6. Lorsque le comité
de conciliation n'approuve pas de projet commun, la proposition d'acte est
réputée non adoptée, sauf si le Conseil, statuant à la majorité qualifiée dans
un délai de six semaines à partir de l'expiration du délai imparti au comité de
conciliation, confirme la position commune sur laquelle il avait marqué son
accord avant l'ouverture de la procédure de conciliation, éventuellement
assortie d'amendements proposés par le Parlement européen. Dans ce cas, l'acte
concerné est arrêté définitivement, à moins que le Parlement européen, dans un
délai de six semaines à compter de la date de la confirmation par le Conseil,
ne rejette le texte à la majorité absolue de ses membres, auquel cas la
proposition d'acte est réputée non adoptée.
7. Les délais de
trois mois et de six semaines visés au présent article peuvent être prolongés
respectivement d'un mois ou de deux semaines au maximum, d'un commun accord
entre le Parlement européen et le Conseil. Le délai de trois mois visé au
paragraphe 2 est automatiquement prolongé de deux mois dans les cas où le point
c) dudit paragraphe est applicable.
8. Le champ
d'application de la procédure visée au présent article peut être élargi,
conformément à la procédure prévue à l'article N, paragraphe 2, du traité sur
l’Union européenne, sur la base d'un rapport que la Commission soumettra au
Conseil au plus tard en 1996. »
L’article 189 C est
ainsi libellé :
« Lorsque, dans
le présent traité, il est fait référence au présent article pour l'adoption
d'un acte, la procédure suivante[1] est applicable :
a) le Conseil,
statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission et après avis
du Parlement européen, arrête une position commune ;
b) la position
commune du Conseil est transmise au Parlement européen. Le Conseil et la
Commission informent pleinement le Parlement européen des raisons qui ont
conduit le Conseil à adopter sa position commune ainsi que de la position de la
Commission.
Si, dans un délai de
trois mois après cette communication, le Parlement européen approuve cette
position commune ou s'il ne s'est pas prononcé dans ce délai, le Conseil arrête
définitivement l'acte concerné conformément à la position commune ;
c) le Parlement
européen, dans le délai de trois mois visé au point b), peut, à la majorité
absolue des membres qui le composent, proposer des amendements à la position
commune du Conseil. Il peut également, à la même majorité, rejeter la position
commune du Conseil. Le résultat des délibérations est transmis au Conseil et à
la Commission.
Si le Parlement
européen a rejeté la position commune du Conseil, celui-ci ne peut statuer en
deuxième lecture qu'à l'unanimité ;
d) la Commission
réexamine, dans un délai d'un mois, la proposition sur la base de laquelle le Conseil
a arrêté sa position commune à partir des amendements proposés par le Parlement
européen.
La Commission
transmet au Conseil, en même temps que sa proposition réexaminée, les
amendements du Parlement européen qu'elle n'a pas repris, en exprimant son avis
à leur sujet. Le Conseil peut adopter ces amendements à l'unanimité ;
e) le Conseil,
statuant à la majorité qualifiée, adopte la proposition réexaminée par la
Commission.
Le Conseil ne peut
modifier la proposition réexaminée de la Commission qu'à l'unanimité ;
f) dans les cas
visés aux points c), d) et e), le Conseil est tenu de statuer dans un délai de
trois mois. A défaut d'une décision dans ce délai, la proposition de la
Commission est réputée non adoptée ;
g) les délais visés
aux points b) et f) peuvent être prolongés d'un commun accord entre le Conseil
et le Parlement européen d'un mois au maximum. »
L'article 203
détaille la procédure d'adoption du budget de la Communauté. En particulier, il
confère au Parlement européen le pouvoir tantôt de proposer des modifications
au projet de budget, tantôt de l'amender, mais aussi, à l'issue de la
procédure, de le rejeter et de demander qu'un nouveau projet lui soit soumis
(article 203 § 8).
L’article 206
prévoit la participation du Parlement européen à la procédure au terme de
laquelle la Commission européenne reçoit décharge sur l’exécution du budget. En
particulier, le Parlement européen peut demander à entendre la Commission
européenne sur l’exécution des dépenses, et la Commission européenne doit lui
soumettre, à sa demande, toute information nécessaire. Par ailleurs, la
Commission européenne doit tout mettre en œuvre pour donner suite aux
observations du Parlement européen sur l’exécution des dépenses.
D. Les élections et le Parlement européen
17. L’article
138 § 3 du traité CEE chargeait le Parlement européen d’élaborer des
projets en vue des élections. Le Conseil était invité à « arrêter les
dispositions dont il recommandera[it] l'adoption par les Etats membres,
conformément à leurs règles constitutionnelles respectives ». Une clause
identique figurait dans le traité instituant la Communauté européenne du
charbon et de l’acier et dans le traité instituant la Communauté européenne de
l’énergie atomique.
18. Conformément
à l’article 138 § 3, la décision 76/787 du Conseil du 20 septembre 1976 (« la
Décision du Conseil »), qui était signée du président du Conseil des
Communautés européennes et des ministres des Affaires étrangères des Etats
membres, arrêta les dispositions susvisées. Les clauses techniques figuraient
dans un acte (l'acte portant élection des représentants au Parlement européen
au suffrage universel direct : « l’Acte de 1976 ») signé par les
ministres des Affaires étrangères des Etats membres et qui se trouvait annexé à
la Décision du Conseil. L’article 15 de l’Acte de 1976 comportait une
disposition ainsi libellée : « Les annexes I, II et III font partie
intégrante du présent acte. » L’annexe II énonçait : « le Royaume-Uni
appliquera les dispositions du présent acte uniquement en ce qui concerne le
Royaume-Uni. »
E. L’application de la Convention à Gibraltar
19. Par une
déclaration datée du 23 octobre 1953, le Royaume-Uni a étendu l’application de
la Convention à Gibraltar, conformément à l’ancien article 63 de la Convention.
Le Protocole n° 1 à la Convention s'applique à Gibraltar en vertu d'une
déclaration faite au titre de l'article 4 du Protocole n° 1 le 25 février
1988.
PROCÉDURE DEVANT LA
COMMISSION
20. Mme
Matthews a saisi la Commission le 18 avril 1994. Elle alléguait une violation
de l’article 3 du Protocole n° 1, considéré isolément ou combiné avec
l’article 14 de la Convention.
21. La
Commission a déclaré la requête (n° 24833/94) recevable le 16 avril 1996.
Dans son rapport du 29 octobre 1997 (ancien article 31 de la Convention), elle
formule l’avis qu’il n’y a eu violation ni de l’article 3 du Protocole n° 1
(onze voix contre six), ni de l’article 14 de la Convention (douze voix contre
cinq). Le texte intégral de son avis et des cinq opinions séparées dont il
s’accompagne figure en annexe au présent arrêt[3].
CONCLUSIONS
PRÉSENTÉES à LA COUR
22. Le
Gouvernement invite la Cour à constater qu’il n’y a pas eu violation de la
Convention.
23. La
requérante, pour sa part, demande à la Cour de dire qu'il y a eu violation des
droits à elle garantis par l’article 3 du Protocole n° 1, considéré isolément
ou combiné avec l’article 14 de la Convention. Elle sollicite également le
remboursement de ses frais.
EN DROIT
i. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DU
PROTOCOLE N° 1
24. La
requérante allègue une violation de l’article 3 du Protocole n° 1, aux termes
duquel :
« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des
intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les
conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix
du corps législatif. »
25. Le
Gouvernement soutient que, pour trois motifs principaux, l’article 3 du
Protocole n° 1 est inapplicable aux faits de la présente espèce. A titre
subsidiaire, il plaide la non-violation de cette clause.
A. Le Royaume-Uni peut-il voir sa
responsabilité engagée au titre de la Convention pour n'avoir pas organisé
d’élections au Parlement européen à Gibraltar ?
26. D’après
le Gouvernement, le grief de la requérante vise en réalité la décision 76/787
du Conseil du 20 septembre 1976 et l’acte portant élection des représentants au
Parlement européen au suffrage universel direct qui s'y trouvait annexé
(paragraphe 18 ci-dessus). Adopté dans le cadre communautaire, ledit acte, qui
a valeur de traité, ne pourrait être révoqué ou modifié unilatéralement par le
Royaume-Uni. Le Gouvernement souligne que la Commission européenne des Droits
de l’Homme a refusé à plusieurs reprises de soumettre des mesures relevant de
l’ordre juridique communautaire à un contrôle de compatibilité avec la
Convention. Tout en admettant qu’il pourrait y avoir des circonstances où une
Partie contractante pourrait enfreindre ses obligations au titre de la
Convention en souscrivant par voie de traité des obligations incompatibles avec
cet instrument, il estime qu'en l'espèce, où sont en cause des actes adoptés
dans le cadre de la Communauté européenne, la situation n’est pas la même.
Ainsi, les actes adoptés par la Communauté ou en conséquence de ses exigences
ne pourraient être imputés aux Etats membres, conjointement ou
individuellement, en particulier s’ils concernent des élections à un organe
constitutionnel de la Communauté elle-même. A l’audience, le Gouvernement a
déclaré que la responsabilité d’un Etat au titre de la Convention ne peut être
engagée que si cet Etat a un pouvoir de contrôle effectif sur l’acte incriminé.
Or, en ce qui concerne les dispositions relatives aux élections au Parlement
européen, le gouvernement britannique n’aurait pas un tel pouvoir.
27. La
requérante conteste cet argument. D’après elle, la Décision du Conseil et
l’Acte de 1976 constituaient un traité international plutôt qu'un acte émanant
d’une institution dont les décisions ne seraient pas soumises à un contrôle de
compatibilité avec la Convention. Le Gouvernement demeurerait donc responsable
au regard de la Convention des effets de ces deux textes. A titre subsidiaire,
c’est-à-dire pour le cas où ces derniers seraient interprétés comme impliquant
un transfert de pouvoirs aux organes de la Communauté, la requérante soutient,
en s’appuyant sur la jurisprudence de la Commission, que vu l’absence, dans le
cadre de la Communauté, d’une protection équivalente des droits à elle garantis
par l’article 3 du Protocole n° 1, le Gouvernement demeure en tout état de
cause responsable au titre de la Convention.
28. La majorité
de la Commission n’a pas pris parti sur ce point, qui a en revanche été abordé
tant dans les opinions concordantes que dans les opinions dissidentes jointes
au rapport.
29. Aux termes
de l’article 1 de la Convention, les Hautes Parties contractantes
« reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits
et libertés définis [dans] la (...) Convention ». Cette disposition ne
fait aucune distinction quant au type de normes ou de mesures en cause et ne
soustrait aucune partie de la « juridiction » des Etats membres à
l’empire de la Convention (arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres
c. Turquie du 30 janvier 1998, Recueil
des arrêts et décisions 1998-I, pp. 17-18, § 29).
30. La Cour
relève que les parties ne contestent pas que l’article 3 du Protocole n° 1
s’applique à Gibraltar. Elle rappelle que la Convention a vu son application
étendue à ce territoire par la déclaration britannique du 23 octobre 1953
(paragraphe 19 ci-dessus), et que le Protocole n° 1 s'applique à Gibraltar
depuis le 25 février 1988. Sous l'angle de l'article 1 de la Convention, la «
juridiction » territoriale du Royaume-Uni se trouve donc clairement établie.
31. La Cour
doit néanmoins examiner si, nonobstant la nature des élections au Parlement
européen, organe de la Communauté européenne, le Royaume-Uni peut être jugé
responsable au regard de la Convention pour n'avoir pas organisé de telles
élections à Gibraltar, autrement dit si le Royaume-Uni est tenu de «
reconnaître » le droit de participer aux élections au Parlement européen,
malgré le caractère communautaire de celles-ci.
32. La Cour
note que les actes de la Communauté européenne ne peuvent être attaqués en tant
que tels devant la Cour, car la Communauté en tant que telle n'est pas Partie
contractante. La Convention n'exclut pas le transfert de compétences à des
organisations internationales, pourvu que les droits garantis par la Convention
continuent d'être « reconnus ». Pareil transfert ne fait donc pas disparaître
la responsabilité des Etats membres.
33. En
l’espèce, la violation de la Convention résulterait de la combinaison d’une
annexe à l’Acte de 1976, auquel le Royaume-Uni a souscrit, avec l'élargissement
des compétences du Parlement européen opéré par le traité de Maastricht. La
Décision du Conseil, l'Acte de 1976 (paragraphe 18 ci-dessus) et le traité de
Maastricht ayant modifié le traité CEE constituent tous des instruments
internationaux auxquels le Royaume-Uni a librement souscrit. De fait, l’Acte de
1976 ne peut être attaqué devant la Cour de justice des Communautés
européennes, car il ne s’agit pas d’un acte « ordinaire » de la
Communauté, mais d’un traité conclu au sein de l’ordre juridique communautaire.
Le traité de Maastricht n'est pas, lui non plus, un acte de la Communauté, mais
un traité, par la voie duquel s'est réalisée la révision du traité CEE. Le
Royaume-Uni, conjointement avec l'ensemble des autres parties au traité de
Maastricht, est responsable ratione
materiae au titre de l’article 1 la Convention et, en particulier, de
l'article 3 du Protocole n° 1, des conséquences de ce traité.
34. Pour
déterminer dans quelle mesure il incombe au Royaume-Uni de « reconnaître »
les droits consacrés par l'article 3 du Protocole n° 1 en rapport avec les
élections au Parlement européen à Gibraltar, la Cour rappelle que la Convention
vise à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et
effectifs (voir, par exemple, l'arrêt Parti communiste unifié de Turquie et
autres précité, pp. 18-19, § 33). Il n'est pas contesté que les textes
résultant du processus législatif communautaire touchent la population de
Gibraltar de la même manière que ceux qui émanent exclusivement de la Chambre
de l'assemblée locale. De ce point de vue, il n'y a aucune différence entre la
législation européenne et la législation interne, et aucune raison de
considérer que le Royaume-Uni n'est pas tenu de « reconnaître » les droits
consacrés par l'article 3 du Protocole n° 1 en rapport avec la législation
européenne de la même manière que ceux-ci doivent être « reconnus » en rapport
avec la législation purement interne. En particulier, l'argument selon lequel
le Royaume-Uni n'a pas réellement prise sur la situation incriminée ne change
rien à ce constat, puisque la responsabilité de cet Etat résulte du fait que,
postérieurement au moment où l'article 3 du Protocole n° 1 est devenu
applicable à Gibraltar, il a assumé, par la voie de l'instrument international
que constitue le traité de Maastricht, des obligations ayant eu pour effet de
modifier sa situation au regard de la Décision du Conseil et de l'Acte de 1976.
La Cour relève que, lors de son adhésion au traité CE, le Royaume-Uni a choisi,
en faisant application de l'article 227 § 4 dudit traité, de permettre à des
parties substantielles de la législation communautaire de déployer leurs effets
à Gibraltar (paragraphes 11 à 14 ci-dessus).
35. Il résulte
de ce qui précède qu'en vertu de l'article 1 de la Convention le Royaume-Uni
doit reconnaître à Gibraltar les droits consacrés par l'article 3 du
Protocole n° 1, qu'il s'agisse d'élections purement internes ou d'élections
européennes.
B. L'article 3 du Protocole n° 1
est-il applicable à un organe tel que le Parlement européen ?
36. D’après le
Gouvernement, l’obligation consacrée à l’article 3 du Protocole n° 1 se limite
nécessairement aux questions relevant du pouvoir des parties à la Convention,
c’est-à-dire des Etats souverains. Le « corps législatif » de
Gibraltar serait la Chambre de l’assemblée, et ce serait à cet organe que
l’article 3 du Protocole n° 1 s’applique en ce qui concerne Gibraltar. Rien ne
permettrait de considérer que la Convention peut imposer aux Hautes Parties
contractantes des obligations en rapport avec des élections au parlement d’une organisation
distincte de type supranational. Cela serait particulièrement vrai en l’espèce,
où les Etats membres de la Communauté européenne ont limité leur souveraineté
en faveur de celle-ci, et où tant le Parlement européen lui-même que son régime
électoral de base sont des émanations du système juridique propre à la
Communauté et non de celui de ses Etats membres.
37. La
requérante invoque des décisions antérieures de la Commission européenne des
Droits de l’Homme dans lesquelles des griefs relatifs au Parlement européen ont
été traités au fond, ce qui impliquerait que la Commission a effectivement
supposé que l’article 3 du Protocole n° 1 s’applique aux élections au Parlement
européen (voir, par exemple, Lindsay c. Royaume-Uni, requête n° 8364/78,
décision du 8 mars 1978, Décisions et rapports (DR) 15, p. 247, et Tête c.
France, requête n° 11123/84, décision du 9 décembre 1987, DR 54, p. 52).
L’intéressée partage l’avis des membres dissidents de la Commission pour
lesquels le simple fait que le Parlement européen n’existait pas à l’époque de
la rédaction du Protocole n° 1 ne suffit pas à l’exclure du champ d'application
de l’article 3 de cet instrument.
38. La majorité
de la Commission a axé son raisonnement sur cette cause d’inapplicabilité de
l’article 3. Elle a estimé que « juger l’article 3 du Protocole n° 1
applicable aux organes représentatifs supranationaux serait étendre sa portée
au-delà de ce que fut l’intention des auteurs de l'instrument et au-delà de
l’objet et du but de la disposition en cause. (…) [L]e rôle de l’article 3 est
d’assurer qu'aient lieu à des intervalles réguliers des élections aux
assemblées législatives, nationales ou locales, c’est-à-dire, dans le cas de
Gibraltar, à la Chambre de l'assemblée » (paragraphe 63 du rapport).
39. La Cour a
déclaré à maintes reprises que la Convention est un instrument vivant qui doit
être interprété à la lumière des conditions actuelles (voir, notamment, l’arrêt
Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995 (exceptions
préliminaires), série A n° 310, pp. 26-27, § 71, avec la référence qui s’y
trouve citée). Le simple fait qu'un organe n'a pas été envisagé par les auteurs
de la Convention ne saurait empêcher cet organe d’entrer dans le domaine de la
Convention. Dans la mesure où les Etats contractants organisent des structures
constitutionnelles ou parlementaires communes par des traités internationaux,
la Cour doit tenir compte, pour interpréter la Convention et ses Protocoles,
des changements structurels opérés par ces accords mutuels.
Reste à déterminer
si un organe tel que le Parlement européen n'échappe pas malgré tout au champ
d’application de l’article 3 du Protocole n° 1.
40. La Cour
rappelle que les mots « corps législatif » ne s’entendent pas
nécessairement du seul parlement national ; il échet de les interpréter en
fonction de la structure constitutionnelle de l’Etat en cause. Dans l'affaire
Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, la réforme constitutionnelle belge de
1980 avait conféré au Conseil flamand suffisamment de compétences et de
pouvoirs pour que l’on pût considérer que, comme d'ailleurs le Conseil de la
Communauté française et le Conseil régional wallon, il faisait partie du
« corps législatif » belge, au même titre que la Chambre des
représentants et le Sénat (arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique du
2 mars 1987, série A n° 113, p. 23, § 53 ; voir également, en ce qui
concerne l'applicabilité de l'article 3 du Protocole n° 1 aux parlements régionaux
en Autriche et en Allemagne, les décisions de la Commission des 12 juillet 1976
(requête n° 7008/75, DR 6, p. 120) et 11 septembre 1995 (requête n°
27311/95, DR 82-A, p. 158)).
41. D'après la
Cour de justice des Communautés européennes, le droit communautaire a pour
caractéristique de coexister avec le droit interne, sur lequel il a d’ailleurs
la primauté (voir, par exemple, Costa c. ENEL, 6/64, Rec. 1964, p. 585, et
Amministrazione delle Finanze dello Stato c. Simmenthal SpA, 106/77, Rec.
1978, p. 629). A cet égard, Gibraltar ne déroge pas aux autres parties de
l'Union européenne.
42. La Cour
rappelle que l'article 3 du Protocole n° 1 consacre un principe caractéristique
d’un régime politique véritablement démocratique (voir l'arrêt Mathieu-Mohin et
Clerfayt précité, p. 22, § 47, et l'arrêt Parti
communiste unifié de Turquie et autres précité, pp. 21-22, § 45). En l'espèce
nul ne soutient qu'il y ait d'autres moyens d'assurer une représentation électorale
de la population de Gibraltar au sein du Parlement européen, et la Cour n'en
aperçoit aucun.
43. Aussi la
Cour considère-t-elle qu'admettre l'argument du Gouvernement selon lequel le
domaine d'activités du Parlement européen échappe au champ d'application de
l'article 3 du Protocole n° 1 risquerait de rendre inopérant l'un des outils
fondamentaux permettant de préserver un « régime politique véritablement
démocratique ».
44. Il en
résulte qu'aucune raison n'a été établie qui serait de nature à justifier que
le Parlement européen soit exclu du champ des élections visées à l'article 3 du
Protocole n° 1 au motif qu'il s'agit d'un organe représentatif supranational et
non purement interne.
C. Le Parlement européen
présentait-il, à l’époque pertinente, les caractéristiques d’un « corps
législatif » à Gibraltar ?
45. Le
Gouvernement considère qu'il continue de manquer au Parlement européen les deux
attributs les plus fondamentaux d’un corps législatif : l’initiative
législative et le pouvoir d’adopter des lois. D'après lui, le seul changement
aux pouvoirs et fonctions du Parlement européen intervenu depuis la dernière
fois où la Commission, dans l'affaire Tête précitée (paragraphe 37 ci-dessus),
a examiné la question – la procédure prévue à l’article 189 B du traité CE
– ne conférait même pas au Parlement européen un pouvoir de codécision avec le
Conseil, et de toute manière ce changement ne concernait qu’une très faible
part de la production législative de la Communauté.
46. A cet
égard, la requérante fait valoir que la Commission européenne des Droits de
l’Homme a estimé que l’entrée en vigueur de l’Acte unique européen en 1986
n’avait pas conféré au Parlement européen suffisamment de pouvoirs et fonctions
pour que celui-ci pût être considéré comme un « corps législatif »
(décision Tête précitée). Elle soutient que le traité de Maastricht a accru ces
pouvoirs dans une mesure telle que, d’un organe de délibération et de contrôle,
le Parlement européen s’est transformé en un organe assumant, en partie tout au
moins, les pouvoirs et fonctions qui incombent aux corps législatifs nationaux
que vise l’article 3 du Protocole n° 1. Les Hautes Parties contractantes se seraient
engagées à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au
scrutin secret, dans des conditions qui assurent la libre expression de
l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. La requérante ne prend
pas uniquement en considération les pouvoirs du Parlement européen résultant du
traité de Maastricht, mais également ceux qu’il possédait auparavant, notamment
ceux qui lui avaient été conférés par l’Acte unique européen en 1986.
47. La
Commission ayant jugé l’article 3 inapplicable aux organes représentatifs
supranationaux, elle ne s'est pas penchée sur ce point.
48. Pour
déterminer si, aux fins de l’article 3 du Protocole n° 1, le Parlement européen
doit être considéré comme le « corps législatif » de Gibraltar, ou
comme une partie de ce corps, la Cour doit tenir compte de la nature sui generis de la Communauté européenne,
laquelle ne suit pas le modèle d’une séparation plus ou moins stricte des
pouvoirs entre l’exécutif et le législatif que l’on trouve dans beaucoup
d’Etats. De fait, le processus législatif au sein de la Communauté européenne
implique la participation du Parlement européen, du Conseil et de la Commission
européenne.
49. La Cour
doit veiller à ce qu’un « régime politique véritablement
démocratique » existe dans les territoires auxquels la Convention
s’applique, et, dans ce contexte, elle doit avoir égard non seulement aux
pouvoirs strictement législatifs d'un organe donné, mais également au rôle joué
par celui-ci dans l'ensemble du processus législatif.
50. Depuis le
traité de Maastricht, les pouvoirs du Parlement européen ne sont plus qualifiés
de pouvoirs « de délibération et de contrôle ». La suppression de ces
termes doit être considérée comme attestant que le Parlement européen n’est
plus un organe purement consultatif, mais est devenu un organe appelé à jouer
un rôle déterminant dans le processus législatif communautaire. La modification
de l’article 137 du traité CE ne saurait toutefois passer pour davantage qu’une
indication de l'intention des auteurs du traité de Maastricht. Ce n’est qu’en
examinant les pouvoirs effectifs du Parlement européen dans le contexte de
l'ensemble du processus législatif en vigueur au sein de la Communauté
européenne que la Cour peut déterminer si le Parlement européen agit comme
« corps législatif », ou comme partie d’un tel corps, à Gibraltar.
51. Le rôle du
Parlement européen dans le processus législatif communautaire dépend des
questions traitées (paragraphes 15-16 ci-dessus).
Lorsqu'il s'agit
d'adopter un règlement ou une directive dans le cadre de la procédure de
consultation (par exemple au titre des articles 99 ou 100 du traité CE), il
peut y avoir, suivant la disposition concernée, obligation de consulter le
Parlement européen. En pareil cas, le Parlement européen ne joue qu'un rôle
limité. Lorsque le traité CE exige que soit suivie la procédure décrite à
l’article 189 C, le Conseil unanime peut passer outre à l'avis formulé par le
Parlement européen sur une question. Là où le traité CE exige que la procédure
décrite à l’article 189 B soit suivie, en revanche, le Conseil ne peut adopter
aucune mesure contre la volonté du Parlement européen. Enfin, là où la
procédure « d’avis conforme » (visée au premier paragraphe de
l'article 138 B du traité CE) est utilisée, notamment pour l’adhésion de
nouveaux Etats membres et pour la conclusion de certains types d’accords
internationaux, le consentement du Parlement européen est requis pour qu’une
mesure puisse être adoptée.
Outre cette
participation à l’adoption de textes législatifs, le Parlement européen est
investi de fonctions en rapport avec la mise en place et le renvoi de la
Commission européenne. C’est ainsi qu’il possède un pouvoir de censurer la
Commission européenne qui peut aboutir à ce que les membres de celle-ci doivent
abandonner collectivement leurs fonctions (article 144) ; la nomination
des membres de la Commission européenne est soumise à un vote d'approbation du
Parlement européen (article 158) ; le budget communautaire ne peut être adopté
sans l'accord du Parlement européen (article 203) ; le Parlement européen donne
décharge à la Commission européenne sur l'exécution du budget, matière dans laquelle
il exerce des pouvoirs de contrôle sur ledit organe (article 206).
De plus, si le
Parlement européen ne possède pas formellement un droit d’initiative en matière
législative, il a le droit d'inviter la Commission européenne à lui soumettre
des propositions sur des questions qui lui paraissent nécessiter l’élaboration
d’un acte communautaire (article 138 B).
52. Quant au
contexte dans lequel le Parlement européen fonctionne, la Cour estime que cet
organe est l'instrument principal du contrôle démocratique et de la
responsabilité politique dans le système communautaire. Légitimé par son
élection au suffrage universel direct, le Parlement européen doit être
considéré, quelles que soient ses limites, comme la partie de la structure de
la Communauté européenne qui reflète le mieux le souci d'assurer au sein de
celle-ci un « régime politique véritablement démocratique ».
53. Même compte
tenu du fait que Gibraltar se trouve exclu de certains domaines de l’activité
communautaire (paragraphe 12 ci-dessus), il demeure des secteurs importants où
cette activité a un impact direct à Gibraltar. De surcroît, ainsi que la
requérante le fait observer, les mesures prises au titre de l’article 189 B du
traité CE et qui touchent Gibraltar ont trait à des questions importantes
telles que la sécurité routière, la protection des consommateurs, la pollution
atmosphérique due aux émissions provenant de véhicules à moteur et l'ensemble
des mesures relatives à l'achèvement du marché intérieur.
54. La Cour
estime en conséquence que le Parlement européen se trouve suffisamment associé
au processus législatif spécifique conduisant à l’adoption d'actes au titre des
articles 189 B et 189 C du traité CE, ainsi qu’au contrôle démocratique général
des activités de la Communauté européenne, pour que l’on puisse considérer
qu’il constitue une partie du « corps législatif » de Gibraltar aux
fins de l’article 3 du Protocole n° 1.
D. L'application de l'article 56 de la Convention
au cas d'espèce
55. L'article
56 §§ 1 et 3 de la Convention est ainsi libellé :
« 1. Tout
Etat peut, au moment de la ratification ou à tout autre moment par la suite,
déclarer, par notification adressée au Secrétaire Général du Conseil de
l'Europe, que la (...) Convention s'appliquera, sous réserve du paragraphe 4 du
présent article, à tous les territoires ou à l'un quelconque des territoires
dont il assure les relations internationales.
(...)
3. Dans
lesdits territoires les dispositions de la (...) Convention seront appliquées
en tenant compte des nécessités locales. »
56. Le
Gouvernement note, sans exciper formellement de ce point, que deux membres de
la Commission ont mis en exergue la situation constitutionnelle de Gibraltar,
qui est celle d'un territoire dépendant du Royaume-Uni, dans le contexte de
l'article 56 (anciennement 63) de la Convention.
57. La
requérante estime que les « nécessités locales » visées à l'article 56 § 3 de
la Convention ne sauraient être interprétées comme restreignant l'application
de l'article 3 du Protocole n° 1 en l'espèce.
58. Ayant jugé
l'article 3 inapplicable pour d'autres motifs, la Commission ne s'est pas penchée
sur ce point. Deux de ses membres ont quant à eux estimé, dans des opinions
séparées concordantes, que l'article 56 de la Convention avait un rôle à jouer
en l'espèce.
59. La Cour
rappelle que, dans l'arrêt Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978 (série A n°
26, pp. 18-19, § 38), elle a jugé que, pour que l'article (anciennement) 63
puisse s'appliquer, il faut « la preuve décisive et manifeste d'une
nécessité ». Les nécessités locales, lorsqu'elles renvoient au statut
juridique particulier d'un territoire, doivent revêtir un caractère impérieux
pour justifier l'application de l'article 56 de la Convention. En l'espèce, le
Gouvernement ne soutient pas que le statut de Gibraltar soit tel qu'il faille
admettre l'existence de « nécessités locales » de nature à limiter
l'application de la Convention, et la Cour ne décèle aucun élément faisant
apparaître pareilles nécessités.
E. Le fait de ne pas organiser d’élections au
Parlement européen à Gibraltar en 1994 était-il compatible avec l’article 3 du
Protocole n° 1 ?
60. Le
Gouvernement soutient que, même si l’article 3 du Protocole n° 1 devait
être déclaré applicable au Parlement européen, il ne pourrait l'avoir violé par
cela seul qu'il n'a pas organisé d'élections à Gibraltar en 1994, cette matière
relevant de la marge d’appréciation de l’Etat. Il fait observer que, lors des
élections de 1994, le Royaume-Uni a eu recours au scrutin majoritaire
uninominal à un tour. Le processus électoral se serait trouvé faussé si l’on
avait érigé Gibraltar en circonscription distincte, puisque Gibraltar compte
environ 30 000 habitants, soit moins de 5 % de la population moyenne
des circonscriptions définies au Royaume-Uni pour les élections au Parlement
européen. L’option consistant à retracer les limites des circonscriptions de
manière à intégrer Gibraltar dans une nouvelle circonscription ou dans une
circonscription existante n’était pas davantage envisageable, dès lors que
Gibraltar ne faisait pas partie du Royaume-Uni et n’avait pas de liens solides
– historiques ou autres – avec quelque circonscription britannique que ce soit.
61. La
requérante se plaint d’avoir été entièrement privée du droit de vote aux
élections de 1994. Elle soutient que la protection des droits fondamentaux ne
peut dépendre de la question de savoir s’il existe des solutions pratiques
permettant d’abandonner le système en vigueur.
62. Ayant
conclu à l’inapplicabilité de l’article 3 du Protocole n° 1, la Commission n’a
pas examiné le point de savoir si le fait de ne pas organiser d’élections à
Gibraltar était compatible avec cette disposition.
63. La Cour
rappelle que les droits consacrés par l’article 3 du Protocole n° 1 ne
sont pas absolus mais sujets à restrictions. Les Etats contractants jouissent
d’une ample marge d’appréciation pour entourer le droit de vote de conditions,
mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation
des exigences du Protocole n° 1. Il lui faut s’assurer que lesdites conditions
ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur
substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un
but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés.
Ces conditions ne doivent pas, en particulier, contrecarrer « la libre
expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif »
(arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt précité, p. 23, § 52).
64. La Cour
précise d’emblée que le choix du mode de scrutin au travers duquel la libre
expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif est assurée
– représentation proportionnelle, scrutin majoritaire ou autre – est une
question pour laquelle chaque Etat jouit d’une ample marge d’appréciation. Dans
le cas présent, toutefois, la requérante, en sa qualité de résidente de
Gibraltar, s’est vue privée de toute possibilité d’exprimer son opinion sur le
choix des membres du Parlement européen. Sa situation n'est pas la même que
celle d'une personne qui ne peut participer à des élections au motif qu'elle
réside en dehors du ressort concerné : pareille personne peut passer pour avoir
affaibli le lien existant entre elle et ledit ressort. En l'espèce, la Cour a
jugé (paragraphe 34 ci-dessus) que la législation communautaire fait partie du
droit de Gibraltar et que la requérante en ressent directement les effets.
65. Dans ces
conditions, il a été porté atteinte à l’essence même du droit de vote tel que
le garantit à la requérante l’article 3 du Protocole n° 1.
Il en résulte qu’il
y a eu violation de cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE
LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE N° 1
66. La
requérante allègue de surcroît qu’en sa qualité de résidente de Gibraltar elle
a été victime d’une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention,
aux termes duquel :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention
doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la
race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes
autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité
nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
67. Le
Gouvernement ne s'est pas exprimé séparément sur ce grief.
68. Eu égard à
sa conclusion ci-dessus selon laquelle il y a eu violation de l’article 3 du
Protocole n° 1 considéré isolément, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner
le grief tiré de l’article 14.
III. APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
69. Aux termes
de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses
Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet
d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour
accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Frais et dépens
70. La
requérante ne sollicite pas d'indemnité pour dommage au titre de l'article 41
mais réclame le remboursement de ses frais et dépens devant la Cour, qu’elle
chiffre à 760 000 francs français (FRF) et à 10 955 livres sterling (GBP), la
somme de 760 000 FRF correspondant aux honoraires et frais de son représentant
(750 heures à 1 000 FRF l'heure) et à 10 000 FRF
de débours, et la somme de 10 955 GBP correspondant aux honoraires et frais des
solicitors engagés à Gibraltar. Elle
revendique également 6 976 FRF et 1 151,50 GBP pour frais de voyage.
Le Gouvernement
considère que le nombre total d'heures pour lesquelles le représentant
principal du requérant demande à être payé devrait être réduit de moitié
environ et que les frais afférents aux services prêtés par les solicitors à Gibraltar n'auraient pas dû
dépasser un tiers des sommes réclamées. Le Gouvernement conteste aussi une
partie des frais de voyage.
71. A la
lumière des critères se dégageant de sa jurisprudence, la Cour estime, en
équité, que la requérante doit se voir accorder la somme de 45 000 GBP,
dont il y a lieu de déduire 18 510 FRF, déjà versés par la voie de
l'assistance judiciaire pour les honoraires et les frais de voyage et de
subsistance exposés devant la Cour.
B. Intérêts moratoires
72. D’après les
informations dont la Cour dispose, le taux d’intérêt légal applicable au
Royaume-Uni à la date d’adoption du présent arrêt est de 7,5 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA
COUR
1. Dit,
par quinze voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole
n° 1 ;
2. Dit,
à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas d’examiner le grief fondé sur l’article 14
de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole n° 1 ;
3. Dit,
à l’unanimité,
a) que l’Etat
défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, pour frais et
dépens, 45 000 (quarante-cinq mille) livres sterling, plus tout montant pouvant
être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, moins 18 510 (dix-huit mille
cinq cent dix) francs français à convertir en livres sterling au taux
applicable à la date de prononcé du présent arrêt ;
b) que cette
somme sera à majorer d’un intérêt simple de 7,5 % l’an à compter de
l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
4. Rejette,
à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au
Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 18 février 1999.
Luzius
wildhaber
Président
Maud
de
Boer-Buquicchio
Greffière
adjointe
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux
articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l’opinion
dissidente commune à Sir John Freeland et M. Jungwiert.
L.W.
M.B.
Opinion dissidente
commune à Sir John Freeland
ET M. Jungwiert, juges
(Traduction)
1. Nous
avons voté contre le constat d’une violation de l’article 3 du Protocole n° 1,
essentiellement pour les raisons qui suivent.
2. Nous
tenons à préciser, avant d'entrer dans le vif du sujet, que nous avons été
largement influencés par l’idée selon laquelle la Cour devrait faire preuve
d’une retenue particulière lorsque, comme en l’espèce, elle est appelée à se
prononcer sur des actes adoptés par la Communauté européenne ou en conséquence
de ses exigences, spécialement lorsqu'ils ont trait à une question aussi
intimement liée au fonctionnement de la Communauté que ne le sont les élections
à l’un des organes constitutionnels de celle-ci.
3. Quant
à l’interprétation à donner à l’article 3 du Protocole n° 1, nous avons
considéré qu'elle devait largement s’inspirer de l’avis exprimé par la
Commission, à la majorité substantielle de onze voix contre six, selon lequel
« le rôle de l’article 3 est d’assurer qu’aient lieu à des intervalles
réguliers des élections aux assemblées législatives, nationales ou
locales ». Il s’agit là, en effet, et les Travaux préparatoires le
confirment, d’une idée qui se situe dans le droit fil de l’intention des
auteurs du Protocole (qui, il convient de le rappeler, ont œuvré à une époque
où la moitié environ des pays d’Europe – dont plusieurs d’Europe occidentale –
étaient privés d’élections libres). De surcroît, en limitant le champ
d’application de ladite clause aux organes relevant des affaires internes des
Etats, et en excluant tous organes représentatifs supranationaux, elle évite
l’incertitude et le côté déplaisant d’une analyse extérieure des
caractéristiques de pareils organes, qui, l’expérience l’a prouvé, ont toutes les
chances de n’être ni simples ni statiques.
4. Si,
toutefois, il peut se justifier, sur la base du principe maintes fois affirmé
selon lequel « la Convention est un instrument vivant qui doit
s'interpréter à la lumière des conditions actuelles », d'inclure dans le
domaine de l’article 3 du Protocole un organe que n’avaient manifestement pas
envisagé les auteurs de l'instrument, ne fût-ce que parce que cet organe
n’existait pas à l’époque, il s’impose d’examiner la question de savoir si
l’organe concerné peut, à proprement parler, être considéré comme « le corps législatif » (c’est nous qui
soulignons) visé par ledit article. Cette question en fait surgir deux autres.
Premièrement, l’organe en question constitue-t-il véritablement un corps
législatif ? Deuxièmement, s’agit-il du corps législatif de l’Etat ou du
corps législatif du territoire visé, c'est-à-dire, en l’espèce, de
Gibraltar ?
5. Quant
à la première de ces questions, il résulte de la notion même de « corps
législatif » que l’organe concerné doit avoir l’initiative législative et
le pouvoir d’adopter des lois (sous réserve, dans le cas de certaines
constitutions nationales, de l’exigence d’une approbation par le chef de
l’Etat). Faute de ce pouvoir, le fait que l’organe en cause ait d’autres prérogatives, souvent exercées par des corps législatifs
nationaux (par exemple, en matière de censure de l’exécutif ou en matière
budgétaire), ne suffit pas pour combler cette lacune. L’existence de telles
prérogatives peut contribuer à justifier que l'on définisse l'organe en
question comme un parlement, de même qu'à renforcer le rôle de celui-ci dans la
promotion d’un « régime politique véritablement démocratique ». Mais
ce n'est pas parce que l’organe concerné est ainsi désigné et exerce un tel rôle
qu'il doit forcément être qualifié de « corps législatif ». Encore
faut-il pour cela qu'il possède lui-même le pouvoir législatif nécessaire.
6. A
l’exception, sans pertinence pour la présente espèce, du vestige de pouvoir que
lui confère l’article 95 § 3 du traité instituant la Communauté européenne du
charbon et de l’acier, le Parlement européen n’a pas l’initiative législative
ni le pouvoir d’adopter des lois. Même dans le cadre de la procédure dite de
codécision (article 189 B) introduite par le traité de Maastricht (procédure à
laquelle la requérante a attaché beaucoup d’importance), si le Parlement
européen peut influer sur le contenu d’actes communautaires et bloquer des
actes auxquels il s’oppose, il n’a ni le droit d’adopter lui-même des actes, ni
le pouvoir de contraindre le Conseil à adopter des actes dont il ne veut pas.
La procédure en cause ne confère pas davantage au Parlement le pouvoir
d’exercer lui-même l’initiative législative.
7. Dès
lors, même si, comme il est dit au paragraphe 50 de l’arrêt, la suppression par
le traité de Maastricht des termes « de délibération et de contrôle », qui
servaient auparavant à qualifier les pouvoirs du Parlement européen,
« doit être considérée comme attestant que le Parlement européen n’est
plus un organe purement consultatif, mais est devenu un organe appelé à jouer
un rôle déterminant dans le processus législatif communautaire », dans
l’état actuel des choses (qui n’est pas différent de celui qui régnait à
l’époque des élections de 1994), ce parlement n’a pas, d’après nous, atteint un
stade où il pourrait légitimement être considéré comme un corps législatif.
Pour emprunter les termes utilisés par le professeur Dashwood dans son discours
inaugural prononcé à l’université de Cambridge en novembre 1995, « la Communauté
n’a pas de corps législatif mais un processus législatif dans le cadre duquel
les différentes institutions politiques ont des rôles distincts à jouer ».
En fait, des institutions de la Communauté c’est le Conseil des ministres qui
exerce les fonctions qui se rapprochent le plus de celles des corps législatifs
nationaux.
8. Si la
nécessité était apparue d’examiner si, partant de l’hypothèse qu’il serait à
proprement parler un corps législatif, le Parlement européen remplit les
conditions pour être qualifié de « corps législatif » de Gibraltar au
sens de l’article 3 du Protocole n° 1, rendant ainsi nécessaire à Gibraltar la
tenue d’élections au Parlement européen aussi bien qu’à la Chambre de
l’assemblée locale, nous aurions été influencés en sens contraire par
l’exclusion de Gibraltar de certaines parties substantielles du traité CE et
par le caractère limité des domaines relevant de la compétence de la Communauté
où le Parlement a un rôle important à jouer (il ne joue pas un tel rôle dans
les domaines de la politique étrangère et de la sécurité, de la justice et des
affaires intérieures, dans la mise en œuvre de la politique commerciale
commune, dans la négociation d’accords commerciaux avec d’autres Etats ou
organisations internationales, ou encore dans le domaine de l’Union économique
et monétaire). Nous aurions de même été influencés par le petit nombre de
mesures adoptées au titre de la procédure décrite à l’article 189 B qui
s’appliquent à Gibraltar. Mais eu égard à la réponse négative que nous avons
donnée à la question de savoir si le Parlement européen remplit les conditions
pour être considéré comme un corps législatif, nous n'avons pas à nous prononcer sur la seconde question.
9. Nous
ajouterons simplement que, pour le dire en termes modérés, nous apercevons une
certaine incongruité dans la condamnation du Royaume-Uni pour manquement aux
obligations découlant de l’article 3 du Protocole n° 1, alors que l’exclusion
du droit de suffrage opérée de manière multilatérale par la Décision et l’Acte
de 1976 – et, en particulier, par l’annexe II à l’Acte – était à l’époque
parfaitement compatible avec ces obligations (car nul ne pourrait voir dans
l’Assemblée de l’époque un corps législatif), qu’à aucune époque ultérieure il
n’a été possible au Royaume-Uni de modifier unilatéralement la situation de
manière à étendre le droit de suffrage à Gibraltar, et que pareille
modification requerrait l’accord de l’ensemble des Etats membres de la
Communauté (dont un est en conflit avec le Royaume-Uni au sujet de la souveraineté
sur Gibraltar).
[1]-2. Entré en vigueur le 1er
novembre 1998.
3. Depuis l’entrée en vigueur du Protocole
n° 11, qui a amendé cette disposition, la Cour fonctionne de manière
permanente.
[2]. Note du greffe : le règlement A s’est appliqué
à toutes les affaires déférées à la Cour avant le 1er octobre 1994
(entrée en vigueur du Protocole n° 9) puis, entre cette date et le
31 octobre 1998, aux seules affaires concernant les Etats non liés par
ledit Protocole.
1. Cette
procédure doit être
utilisée, notamment, en rapport avec les articles suivants du traité CE : 49
(mesures relatives à la libre circulation des travailleurs), 54 § 2 (programme
relatif à la liberté d'établissement), 57 § 2 (reconnaissance mutuelle des
diplômes en rapport avec le droit d'établissement), 66 (reconnaissance mutuelle
des diplômes en rapport avec la libre prestation de services), 100 A § 1
(rapprochement des législations en rapport avec le marché intérieur) et 130 S §
3 (programmes d'action en rapport avec l'environnement).