AFFAIRE MATTHEWS c. ROYAUME-UNI

 

(Requête n° 24833/94)

 

 

ARRÊT

 

STRASBOURG

 

 

18 février 1999


En l’affaire Matthews c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 11[1], et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

M.     L. Wildhaber, président,
Mme   E. Palm,
MM. L. Ferrari Bravo,
         Gaukur Jörundsson,
         G. Ress,
         I. Cabral Barreto,
         J.-P. Costa,
         W. Fuhrmann,
         K. Jungwiert,
         M. Fischbach,
Mme   N. Vajić,
M.     J. Hedigan,
Mmes  W. Thomassen,
         M. Tsatsa-Nikolovska,
MM. T. Panţîru,
         K. Traja,
Sir     John Freeland, juge ad hoc,
ainsi que de Mme M. de Boer-Buquicchio, greffière adjointe,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19 novembre 1998 et 20 et 21 janvier 1999,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  Laffaire a été déférée à la Cour, telle qu’établie en vertu de lancien article 19 de la Convention3, par la Commission européenne des Droits de lHomme (« la Commission ») le 26 janvier 1998, dans le délai de trois mois quouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 24833/94) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont Mme Denise Matthews avait saisi la Commission le 18 avril 1994 en vertu de l’ancien article 25.

La demande de la Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi quà la déclaration du Royaume-Uni reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46). Elle a pour objet dobtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de lEtat défendeur aux exigences de l'article 3 du Protocole n° 1, considéré isolément ou combiné avec l'article 14 de la Convention.

2.  En réponse à linvitation prévue à larticle 33 § 3 d) du règlement A[2], la requérante a exprimé le désir de participer à linstance et désigné son conseil (article 30).

3.  En sa qualité de président de la chambre initialement constituée (ancien article 43 de la Convention et article 21 du règlement A) pour connaître notamment des questions de procédure pouvant se poser avant lentrée en vigueur du Protocole n° 11, M. R. Bernhardt, président de la Cour à l’époque, a consulté, par lintermédiaire du greffier, lagent du gouvernement britannique (« le Gouvernement »), le conseil de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de lorganisation de la procédure écrite. Conformément à lordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires de la requérante et du Gouvernement le 20 et le 25 août 1998 respectivement.

4.  A la suite de lentrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à larticle 5 § 5 dudit Protocole, lexamen de laffaire a été confié à la Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de plein droit Sir Nicolas Bratza, juge élu au titre du Royaume-Uni (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, et MM. G. Ress, J.-P. Costa et M. Fischbach, vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. L. Ferrari Bravo, M. Gaukur Jörundsson, M. I. Cabral Barreto, M. W. Fuhrmann, M. K. Jungwiert, Mme N. Vajić, M. J. Hedigan, Mme W. Thomassen, Mme M. Tsatsa-Nikolovska, M. T. Panţîru et M. K. Traja (articles 24 § 3 et 100 § 4 du règlement). Ultérieurement, Sir Nicolas Bratza, qui avait participé à l'examen de l'affaire par la Commission, s’est déporté de la Grande Chambre (article 28 du règlement). En conséquence, le Gouvernement a désigné Sir John Freeland pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

5.  A linvitation de la Cour (article 99 du règlement), la Commission a délégué lun de ses membres, M. J.-C. Soyer, pour participer à la procédure devant la Grande Chambre.

6.  Ainsi quen avait décidé le président, une audience s’est déroulée en public le 19 novembre 1998, au Palais des Droits de lHomme à Strasbourg.

 

Ont comparu :

     pour le Gouvernement
MM.  M. Eaton, ministère des Affaires étrangères
                 et du Commonwealth,                                                        agent,
          D. Anderson, Barrister-at-Law,                                      conseil,
Mmes   D. Collins, service juridique du Cabinet,
          C. Power, ministère des Affaires étrangères
                 et du Commonwealth,                                               conseillers ;

     pour la requérante
MM.  M. Llamas, Barrister-at-Law,
          L. Baglietto, Barrister,
          F. Picardo, Barrister,                                                      conseils,
       
  R. Benzaquen, Unité de soutien législatif, Gibraltar,      conseiller ;

     pour la Commission
M.      J.-C. Soyer,                                                                       délégué,
Mme     M.-T. Schoepfer,                           secrétaire de la Commission.

 

 

La Cour a entendu M. Soyer, M. Llamas et M. Anderson.

EN FAIT

i.     les circonstances de l’ESPÈCE

7.  Le 12 avril 1994, la requérante sollicita son inscription sur les listes électorales pour Gibraltar dans la perspective des élections au Parlement européen. Le 25 avril 1994, l’agent responsable de la tenue des listes électorales lui répondit ainsi :

« Les dispositions de l’annexe II à l’acte CE de 1976 relatif aux élections directes précisent que le Royaume-Uni n’applique les dispositions de l’acte en question qu’en ce qui concerne le Royaume-Uni [paragraphe 18 ci-dessous]. Cet acte a été adopté à l’unanimité des Etats membres et a valeur de traité. En conséquence, le droit de suffrage pour les élections au Parlement européen ne s’applique pas à Gibraltar. »

II.    LE DROIT PERTINENT applicable à Gibraltar

A.   Gibraltar et le Royaume-Uni

8.  Gibraltar est un territoire dépendant du Royaume-Uni. C'est un des dominions de Sa Majesté la Reine, mais il ne fait pas partie du Royaume-Uni. Le Parlement britannique détient le pouvoir suprême de légiférer pour Gibraltar, mais il en use rarement en pratique.

9.  Le pouvoir exécutif à Gibraltar se trouve entre les mains du Gouverneur, qui est le représentant de la Reine. En vertu d’une ordonnance du 23 mai 1969, certaines « questions internes déterminées » sont dévolues au premier ministre et à ses ministres élus sur le plan local ; les autres questions (affaires étrangères, défense et sécurité intérieure) ne sont pas « déterminées » et c’est donc le Gouverneur qui en garde la responsabilité.

10.  Le premier ministre et le gouvernement de Gibraltar sont responsables devant l’électorat de Gibraltar par le biais d’élections générales à la Chambre de l’assemblée. Celle-ci est le corps législatif interne de Gibraltar. Elle a le droit d’édicter des lois pour Gibraltar sur les « questions internes déterminées », sous réserve, notamment, du pouvoir que possède le Gouverneur de refuser d’entériner un texte voté.

B.    Gibraltar et la Communauté européenne

11.  Le traité instituant la Communauté européenne (« le traité CE ») s’applique à Gibraltar en vertu de son article 227 § 4, qui prévoit que les dispositions du traité s’appliquent aux territoires européens dont un Etat membre assume les relations extérieures. Le Royaume-Uni a adhéré au traité instituant la Communauté économique européenne du 25 mars 1957 (« le traité CEE »), prédécesseur du traité CE, par un traité d'adhésion du 22 janvier 1972.

12.  En vertu de ce dernier, Gibraltar se trouve exclu de certaines parties du traité CE. Ainsi, il n’entre pas dans le territoire douanier de la Communauté, ce qui a pour effet de le soustraire au champ d’application des dispositions sur la libre circulation des marchandises ; il est considéré comme un pays tiers aux fins de la politique commerciale commune ; il est exclu du marché commun pour ce qui est de l’agriculture et du commerce des produits agricoles, ainsi que du domaine des règles communautaires en matière de taxe sur la valeur ajoutée et autres taxes sur le chiffre d’affaires, et il ne contribue pas au budget communautaire. La législation européenne relative notamment à des questions telles que la libre circulation des personnes, des services et des capitaux, la santé, l'environnement et la protection des consommateurs s'applique à Gibraltar.

13.  La législation communautaire pertinente s’intègre au droit de Gibraltar de la même façon que dans d’autres parties de l'Union : les règlements sont directement applicables, et les directives et autres actes juridiques communautaires qui appellent une réglementation interne sont transposés par des lois ou des règlements d’application.

14.  Si en droit britannique Gibraltar ne fait pas partie du Royaume-Uni, le terme « ressortissants » et les dérivés de ce terme utilisés dans le traité CE doivent, en vertu d’une déclaration faite par le gouvernement britannique à l’époque de l’entrée en vigueur de la loi de 1981 sur la nationalité britannique (British Nationality Act), être compris comme visant notamment les citoyens britanniques et ceux des territoires dépendant du Royaume-Uni qui acquièrent leur citoyenneté par l’effet d’un lien avec Gibraltar.

C.   La Communauté européenne et le Parlement européen

15.  Les pouvoirs de la Communauté européenne sont répartis entre les institutions mises en place par le traité CE, notamment le Parlement européen, le Conseil, la Commission (« la Commission européenne ») et la Cour de justice.

16.  Avant le 1er novembre 1993, date d'entrée en vigueur du traité de Maastricht sur l'Union européenne du 7 février 1992 (« le traité de Maastricht »), l’article 137 du traité CEE parlait des « pouvoirs de délibération et de contrôle » du Parlement européen. Ces termes ont été supprimés par le traité de Maastricht. Depuis le 1er novembre 1993, le Parlement européen a pour rôle, d'après l'article 137, d’« exerce[r] les pouvoirs qui lui sont attribués par le (...) traité ». Les principaux de ces pouvoirs peuvent aujourd'hui se résumer comme suit :

L’article 138 B prévoit que le Parlement européen « participe au processus conduisant à l’adoption des actes communautaires, en exerçant ses attributions dans le cadre des procédures définies aux articles 189 B et 189 C, ainsi qu’en rendant des avis conformes ou en donnant des avis consultatifs ». Le deuxième paragraphe de l'article 138 B habilite par ailleurs le Parlement européen à inviter la Commission européenne à soumettre toutes propositions appropriées sur les questions qui lui paraissent nécessiter l’élaboration d’un acte communautaire pour la mise en œuvre du traité.

Les termes « avis conformes » qui figurent au premier paragraphe de l'article 138 B renvoient à une procédure par laquelle le traité CE (par exemple aux articles 8 A § 2, et 130 D) prévoit l'adoption de dispositions par le Conseil sur proposition de la Commission européenne et après avis conforme du Parlement européen. La procédure est appelée « procédure d'avis conforme ».


En vertu de l’article 144, le Parlement européen peut, en adoptant, à la majorité des deux tiers des voix exprimées et à la majorité des membres qui le composent, une motion de censure sur la gestion de la Commission européenne, contraindre les membres de celle-ci à abandonner collectivement leurs fonctions.

L’article 158 prévoit que le Parlement européen doit être consulté préalablement à la désignation du président de la Commission européenne, dont les membres, une fois désignés, sont soumis, en tant que collège, à un vote d’approbation du Parlement européen.

Le premier paragraphe de l’article 189 dispose :

« Pour l'accomplissement de leur mission et dans les conditions prévues au présent traité, le Parlement européen conjointement avec le Conseil, le Conseil et la Commission arrêtent des règlements et des directives, prennent des décisions et formulent des recommandations ou des avis. »

L’article 189 B est ainsi libellé :

« 1. Lorsque, dans le présent traité, il est fait référence au présent article pour l'adoption d'un acte, la procédure suivante[1] est applicable.

2. La Commission présente une proposition au Parlement européen et au Conseil.

Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, après avis du Parlement européen, arrête une position commune. Cette position commune est transmise au Parlement européen. Le Conseil informe pleinement le Parlement européen des raisons qui l'ont conduit à adopter sa position commune. La Commission informe pleinement le Parlement européen de sa position.

Si, dans un délai de trois mois après cette transmission, le Parlement européen :

a) approuve la position commune, le Conseil arrête définitivement l'acte concerné conformément à cette position commune ;

b) ne s'est pas prononcé, le Conseil arrête l'acte concerné conformément à sa position commune ;

c) indique, à la majorité absolue des membres qui le composent, qu'il a l'intention de rejeter la position commune, il informe immédiatement le Conseil de son intention. Le Conseil peut convoquer le comité de conciliation visé au paragraphe 4 pour apporter des précisions sur sa position. Ensuite, le Parlement européen confirme, à la majorité absolue des membres qui le composent, le rejet de la position commune, auquel cas la proposition d'acte est réputée non adoptée, ou propose des amendements conformément au point d) du présent paragraphe ;

d) propose à la majorité absolue des membres qui le composent des amendements à la position commune, le texte ainsi amendé est transmis au Conseil et à la Commission, qui émet un avis sur ces amendements.

3. Si, dans un délai de trois mois après réception des amendements du Parlement européen, le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, approuve tous ces amendements, il modifie en conséquence sa position commune et arrête l'acte concerné ; toutefois, le Conseil statue à l'unanimité sur les amendements ayant fait l'objet d'un avis négatif de la Commission. Si le Conseil n'arrête pas l'acte en question, le président du Conseil, en accord avec le président du Parlement européen, convoque sans délai le comité de conciliation.

4. Le comité de conciliation, qui réunit les membres du Conseil ou leurs représentants et autant de représentants du Parlement européen, a pour mission d'aboutir à un accord sur un projet commun à la majorité qualifiée des membres du Conseil ou de leurs représentants et à la majorité des représentants du Parlement européen. La Commission participe aux travaux du comité de conciliation et prend toutes les initiatives nécessaires en vue de promouvoir un rapprochement des positions du Parlement européen et du Conseil.

5. Si, dans un délai de six semaines après sa convocation, le comité de conciliation approuve un projet commun, le Parlement européen et le Conseil disposent d'un délai de six semaines à compter de cette approbation pour arrêter l'acte concerné conformément au projet commun, à la majorité absolue des suffrages exprimés lorsqu'il s'agit du Parlement européen et à la majorité qualifiée lorsqu'il s'agit du Conseil. En l'absence d'approbation par l'une des deux institutions, la proposition d'acte est réputée non adoptée.

6. Lorsque le comité de conciliation n'approuve pas de projet commun, la proposition d'acte est réputée non adoptée, sauf si le Conseil, statuant à la majorité qualifiée dans un délai de six semaines à partir de l'expiration du délai imparti au comité de conciliation, confirme la position commune sur laquelle il avait marqué son accord avant l'ouverture de la procédure de conciliation, éventuellement assortie d'amendements proposés par le Parlement européen. Dans ce cas, l'acte concerné est arrêté définitivement, à moins que le Parlement européen, dans un délai de six semaines à compter de la date de la confirmation par le Conseil, ne rejette le texte à la majorité absolue de ses membres, auquel cas la proposition d'acte est réputée non adoptée.

7. Les délais de trois mois et de six semaines visés au présent article peuvent être prolongés respectivement d'un mois ou de deux semaines au maximum, d'un commun accord entre le Parlement européen et le Conseil. Le délai de trois mois visé au paragraphe 2 est automatiquement prolongé de deux mois dans les cas où le point c) dudit paragraphe est applicable.

8. Le champ d'application de la procédure visée au présent article peut être élargi, conformément à la procédure prévue à l'article N, paragraphe 2, du traité sur l’Union européenne, sur la base d'un rapport que la Commission soumettra au Conseil au plus tard en 1996. »


L’article 189 C est ainsi libellé :

« Lorsque, dans le présent traité, il est fait référence au présent article pour l'adoption d'un acte, la procédure suivante[1] est applicable :

a) le Conseil, statuant à la majorité qualifiée sur proposition de la Commission et après avis du Parlement européen, arrête une position commune ;

b) la position commune du Conseil est transmise au Parlement européen. Le Conseil et la Commission informent pleinement le Parlement européen des raisons qui ont conduit le Conseil à adopter sa position commune ainsi que de la position de la Commission.

Si, dans un délai de trois mois après cette communication, le Parlement européen approuve cette position commune ou s'il ne s'est pas prononcé dans ce délai, le Conseil arrête définitivement l'acte concerné conformément à la position commune ;

c) le Parlement européen, dans le délai de trois mois visé au point b), peut, à la majorité absolue des membres qui le composent, proposer des amendements à la position commune du Conseil. Il peut également, à la même majorité, rejeter la position commune du Conseil. Le résultat des délibérations est transmis au Conseil et à la Commission.

Si le Parlement européen a rejeté la position commune du Conseil, celui-ci ne peut statuer en deuxième lecture qu'à l'unanimité ;

d) la Commission réexamine, dans un délai d'un mois, la proposition sur la base de laquelle le Conseil a arrêté sa position commune à partir des amendements proposés par le Parlement européen.

La Commission transmet au Conseil, en même temps que sa proposition réexaminée, les amendements du Parlement européen qu'elle n'a pas repris, en exprimant son avis à leur sujet. Le Conseil peut adopter ces amendements à l'unanimité ;

e) le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, adopte la proposition réexaminée par la Commission.

Le Conseil ne peut modifier la proposition réexaminée de la Commission qu'à l'unanimité ;

f) dans les cas visés aux points c), d) et e), le Conseil est tenu de statuer dans un délai de trois mois. A défaut d'une décision dans ce délai, la proposition de la Commission est réputée non adoptée ;

g) les délais visés aux points b) et f) peuvent être prolongés d'un commun accord entre le Conseil et le Parlement européen d'un mois au maximum.  »

L'article 203 détaille la procédure d'adoption du budget de la Communauté. En particulier, il confère au Parlement européen le pouvoir tantôt de proposer des modifications au projet de budget, tantôt de l'amender, mais aussi, à l'issue de la procédure, de le rejeter et de demander qu'un nouveau projet lui soit soumis (article 203 § 8).

L’article 206 prévoit la participation du Parlement européen à la procédure au terme de laquelle la Commission européenne reçoit décharge sur l’exécution du budget. En particulier, le Parlement européen peut demander à entendre la Commission européenne sur l’exécution des dépenses, et la Commission européenne doit lui soumettre, à sa demande, toute information nécessaire. Par ailleurs, la Commission européenne doit tout mettre en œuvre pour donner suite aux observations du Parlement européen sur l’exécution des dépenses.

D.   Les élections et le Parlement européen

17.  L’article 138 § 3 du traité CEE chargeait le Parlement européen d’élaborer des projets en vue des élections. Le Conseil était invité à « arrêter les dispositions dont il recommandera[it] l'adoption par les Etats membres, conformément à leurs règles constitutionnelles respectives ». Une clause identique figurait dans le traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier et dans le traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique.

18.  Conformément à l’article 138 § 3, la décision 76/787 du Conseil du 20 septembre 1976 (« la Décision du Conseil »), qui était signée du président du Conseil des Communautés européennes et des ministres des Affaires étrangères des Etats membres, arrêta les dispositions susvisées. Les clauses techniques figuraient dans un acte (l'acte portant élection des représentants au Parlement européen au suffrage universel direct : « l’Acte de 1976 ») signé par les ministres des Affaires étrangères des Etats membres et qui se trouvait annexé à la Décision du Conseil. L’article 15 de l’Acte de 1976 comportait une disposition ainsi libellée : « Les annexes I, II et III font partie intégrante du présent acte. » L’annexe II énonçait : « le Royaume-Uni appliquera les dispositions du présent acte uniquement en ce qui concerne le Royaume-Uni. »

E.     L’application de la Convention à Gibraltar

19.  Par une déclaration datée du 23 octobre 1953, le Royaume-Uni a étendu l’application de la Convention à Gibraltar, conformément à l’ancien article 63 de la Convention. Le Protocole n° 1 à la Convention s'applique à Gibraltar en vertu d'une déclaration faite au titre de l'article 4 du Protocole n° 1 le 25 février 1988.

PROCÉDURE DEVANT LA COMMISSION

20.  Mme Matthews a saisi la Commission le 18 avril 1994. Elle alléguait une violation de l’article 3 du Protocole n° 1, considéré isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention.

21.  La Commission a déclaré la requête (n° 24833/94) recevable le 16 avril 1996. Dans son rapport du 29 octobre 1997 (ancien article 31 de la Convention), elle formule l’avis qu’il n’y a eu violation ni de l’article 3 du Protocole n° 1 (onze voix contre six), ni de l’article 14 de la Convention (douze voix contre cinq). Le texte intégral de son avis et des cinq opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt[3].

CONCLUSIONS PRÉSENTÉES à LA COUR

22.  Le Gouvernement invite la Cour à constater qu’il n’y a pas eu violation de la Convention.

23.  La requérante, pour sa part, demande à la Cour de dire qu'il y a eu violation des droits à elle garantis par l’article 3 du Protocole n° 1, considéré isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention. Elle sollicite également le remboursement de ses frais.

EN DROIT

i.     SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE N° 1

24.  La requérante allègue une violation de l’article 3 du Protocole n° 1, aux termes duquel :

« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »

25.  Le Gouvernement soutient que, pour trois motifs principaux, l’article 3 du Protocole n° 1 est inapplicable aux faits de la présente espèce. A titre subsidiaire, il plaide la non-violation de cette clause.

A.   Le Royaume-Uni peut-il voir sa responsabilité engagée au titre de la Convention pour n'avoir pas organisé d’élections au Parlement européen à Gibraltar ?

26.  D’après le Gouvernement, le grief de la requérante vise en réalité la décision 76/787 du Conseil du 20 septembre 1976 et l’acte portant élection des représentants au Parlement européen au suffrage universel direct qui s'y trouvait annexé (paragraphe 18 ci-dessus). Adopté dans le cadre communautaire, ledit acte, qui a valeur de traité, ne pourrait être révoqué ou modifié unilatéralement par le Royaume-Uni. Le Gouvernement souligne que la Commission européenne des Droits de l’Homme a refusé à plusieurs reprises de soumettre des mesures relevant de l’ordre juridique communautaire à un contrôle de compatibilité avec la Convention. Tout en admettant qu’il pourrait y avoir des circonstances où une Partie contractante pourrait enfreindre ses obligations au titre de la Convention en souscrivant par voie de traité des obligations incompatibles avec cet instrument, il estime qu'en l'espèce, où sont en cause des actes adoptés dans le cadre de la Communauté européenne, la situation n’est pas la même. Ainsi, les actes adoptés par la Communauté ou en conséquence de ses exigences ne pourraient être imputés aux Etats membres, conjointement ou individuellement, en particulier s’ils concernent des élections à un organe constitutionnel de la Communauté elle-même. A l’audience, le Gouvernement a déclaré que la responsabilité d’un Etat au titre de la Convention ne peut être engagée que si cet Etat a un pouvoir de contrôle effectif sur l’acte incriminé. Or, en ce qui concerne les dispositions relatives aux élections au Parlement européen, le gouvernement britannique n’aurait pas un tel pouvoir.

27.  La requérante conteste cet argument. D’après elle, la Décision du Conseil et l’Acte de 1976 constituaient un traité international plutôt qu'un acte émanant d’une institution dont les décisions ne seraient pas soumises à un contrôle de compatibilité avec la Convention. Le Gouvernement demeurerait donc responsable au regard de la Convention des effets de ces deux textes. A titre subsidiaire, c’est-à-dire pour le cas où ces derniers seraient interprétés comme impliquant un transfert de pouvoirs aux organes de la Communauté, la requérante soutient, en s’appuyant sur la jurisprudence de la Commission, que vu l’absence, dans le cadre de la Communauté, d’une protection équivalente des droits à elle garantis par l’article 3 du Protocole n° 1, le Gouvernement demeure en tout état de cause responsable au titre de la Convention.

28.  La majorité de la Commission n’a pas pris parti sur ce point, qui a en revanche été abordé tant dans les opinions concordantes que dans les opinions dissidentes jointes au rapport.

29.  Aux termes de l’article 1 de la Convention, les Hautes Parties contractantes « reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention ». Cette disposition ne fait aucune distinction quant au type de normes ou de mesures en cause et ne soustrait aucune partie de la « juridiction » des Etats membres à l’empire de la Convention (arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie du 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, pp. 17-18, § 29).

30.  La Cour relève que les parties ne contestent pas que l’article 3 du Protocole n° 1 s’applique à Gibraltar. Elle rappelle que la Convention a vu son application étendue à ce territoire par la déclaration britannique du 23 octobre 1953 (paragraphe 19 ci-dessus), et que le Protocole n° 1 s'applique à Gibraltar depuis le 25 février 1988. Sous l'angle de l'article 1 de la Convention, la « juridiction » territoriale du Royaume-Uni se trouve donc clairement établie.

31.  La Cour doit néanmoins examiner si, nonobstant la nature des élections au Parlement européen, organe de la Communauté européenne, le Royaume-Uni peut être jugé responsable au regard de la Convention pour n'avoir pas organisé de telles élections à Gibraltar, autrement dit si le Royaume-Uni est tenu de « reconnaître » le droit de participer aux élections au Parlement européen, malgré le caractère communautaire de celles-ci.

32.  La Cour note que les actes de la Communauté européenne ne peuvent être attaqués en tant que tels devant la Cour, car la Communauté en tant que telle n'est pas Partie contractante. La Convention n'exclut pas le transfert de compétences à des organisations internationales, pourvu que les droits garantis par la Convention continuent d'être « reconnus ». Pareil transfert ne fait donc pas disparaître la responsabilité des Etats membres.

33.  En l’espèce, la violation de la Convention résulterait de la combinaison d’une annexe à l’Acte de 1976, auquel le Royaume-Uni a souscrit, avec l'élargissement des compétences du Parlement européen opéré par le traité de Maastricht. La Décision du Conseil, l'Acte de 1976 (paragraphe 18 ci-dessus) et le traité de Maastricht ayant modifié le traité CEE constituent tous des instruments internationaux auxquels le Royaume-Uni a librement souscrit. De fait, l’Acte de 1976 ne peut être attaqué devant la Cour de justice des Communautés européennes, car il ne s’agit pas d’un acte « ordinaire » de la Communauté, mais d’un traité conclu au sein de l’ordre juridique communautaire. Le traité de Maastricht n'est pas, lui non plus, un acte de la Communauté, mais un traité, par la voie duquel s'est réalisée la révision du traité CEE. Le Royaume-Uni, conjointement avec l'ensemble des autres parties au traité de Maastricht, est responsable ratione materiae au titre de l’article 1 la Convention et, en particulier, de l'article 3 du Protocole n° 1, des conséquences de ce traité.

34.  Pour déterminer dans quelle mesure il incombe au Royaume-Uni de « reconnaître » les droits consacrés par l'article 3 du Protocole n° 1 en rapport avec les élections au Parlement européen à Gibraltar, la Cour rappelle que la Convention vise à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, par exemple, l'arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, pp. 18-19, § 33). Il n'est pas contesté que les textes résultant du processus législatif communautaire touchent la population de Gibraltar de la même manière que ceux qui émanent exclusivement de la Chambre de l'assemblée locale. De ce point de vue, il n'y a aucune différence entre la législation européenne et la législation interne, et aucune raison de considérer que le Royaume-Uni n'est pas tenu de « reconnaître » les droits consacrés par l'article 3 du Protocole n° 1 en rapport avec la législation européenne de la même manière que ceux-ci doivent être « reconnus » en rapport avec la législation purement interne. En particulier, l'argument selon lequel le Royaume-Uni n'a pas réellement prise sur la situation incriminée ne change rien à ce constat, puisque la responsabilité de cet Etat résulte du fait que, postérieurement au moment où l'article 3 du Protocole n° 1 est devenu applicable à Gibraltar, il a assumé, par la voie de l'instrument international que constitue le traité de Maastricht, des obligations ayant eu pour effet de modifier sa situation au regard de la Décision du Conseil et de l'Acte de 1976. La Cour relève que, lors de son adhésion au traité CE, le Royaume-Uni a choisi, en faisant application de l'article 227 § 4 dudit traité, de permettre à des parties substantielles de la législation communautaire de déployer leurs effets à Gibraltar (paragraphes 11 à 14 ci-dessus).

35.  Il résulte de ce qui précède qu'en vertu de l'article 1 de la Convention le Royaume-Uni doit reconnaître à Gibraltar les droits consacrés par l'article 3 du Protocole n° 1, qu'il s'agisse d'élections purement internes ou d'élections européennes.

B.    L'article 3 du Protocole n° 1 est-il applicable à un organe tel que le Parlement européen ?

36.  D’après le Gouvernement, l’obligation consacrée à l’article 3 du Protocole n° 1 se limite nécessairement aux questions relevant du pouvoir des parties à la Convention, c’est-à-dire des Etats souverains. Le « corps législatif » de Gibraltar serait la Chambre de l’assemblée, et ce serait à cet organe que l’article 3 du Protocole n° 1 s’applique en ce qui concerne Gibraltar. Rien ne permettrait de considérer que la Convention peut imposer aux Hautes Parties contractantes des obligations en rapport avec des élections au parlement d’une organisation distincte de type supranational. Cela serait particulièrement vrai en l’espèce, où les Etats membres de la Communauté européenne ont limité leur souveraineté en faveur de celle-ci, et où tant le Parlement européen lui-même que son régime électoral de base sont des émanations du système juridique propre à la Communauté et non de celui de ses Etats membres.

37.  La requérante invoque des décisions antérieures de la Commission européenne des Droits de l’Homme dans lesquelles des griefs relatifs au Parlement européen ont été traités au fond, ce qui impliquerait que la Commission a effectivement supposé que l’article 3 du Protocole n° 1 s’applique aux élections au Parlement européen (voir, par exemple, Lindsay c. Royaume-Uni, requête n° 8364/78, décision du 8 mars 1978, Décisions et rapports (DR) 15, p. 247, et Tête c. France, requête n° 11123/84, décision du 9 décembre 1987, DR 54, p. 52). L’intéressée partage l’avis des membres dissidents de la Commission pour lesquels le simple fait que le Parlement européen n’existait pas à l’époque de la rédaction du Protocole n° 1 ne suffit pas à l’exclure du champ d'application de l’article 3 de cet instrument.

38.  La majorité de la Commission a axé son raisonnement sur cette cause d’inapplicabilité de l’article 3. Elle a estimé que « juger l’article 3 du Protocole n° 1 applicable aux organes représentatifs supranationaux serait étendre sa portée au-delà de ce que fut l’intention des auteurs de l'instrument et au-delà de l’objet et du but de la disposition en cause. (…) [L]e rôle de l’article 3 est d’assurer qu'aient lieu à des intervalles réguliers des élections aux assemblées législatives, nationales ou locales, c’est-à-dire, dans le cas de Gibraltar, à la Chambre de l'assemblée » (paragraphe 63 du rapport).

39.  La Cour a déclaré à maintes reprises que la Convention est un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions actuelles (voir, notamment, l’arrêt Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995 (exceptions préliminaires), série A n° 310, pp. 26-27, § 71, avec la référence qui s’y trouve citée). Le simple fait qu'un organe n'a pas été envisagé par les auteurs de la Convention ne saurait empêcher cet organe d’entrer dans le domaine de la Convention. Dans la mesure où les Etats contractants organisent des structures constitutionnelles ou parlementaires communes par des traités internationaux, la Cour doit tenir compte, pour interpréter la Convention et ses Protocoles, des changements structurels opérés par ces accords mutuels.

Reste à déterminer si un organe tel que le Parlement européen n'échappe pas malgré tout au champ d’application de l’article 3 du Protocole n° 1.

40.  La Cour rappelle que les mots « corps législatif » ne s’entendent pas nécessairement du seul parlement national ; il échet de les interpréter en fonction de la structure constitutionnelle de l’Etat en cause. Dans l'affaire Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, la réforme constitutionnelle belge de 1980 avait conféré au Conseil flamand suffisamment de compétences et de pouvoirs pour que l’on pût considérer que, comme d'ailleurs le Conseil de la Communauté française et le Conseil régional wallon, il faisait partie du « corps législatif » belge, au même titre que la Chambre des représentants et le Sénat (arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique du 2 mars 1987, série A n° 113, p. 23, § 53 ; voir également, en ce qui concerne l'applicabilité de l'article 3 du Protocole n° 1 aux parlements régionaux en Autriche et en Allemagne, les décisions de la Commission des 12 juillet 1976 (requête n° 7008/75, DR 6, p. 120) et 11 septembre 1995 (requête n° 27311/95, DR 82-A, p. 158)).

41.  D'après la Cour de justice des Communautés européennes, le droit communautaire a pour caractéristique de coexister avec le droit interne, sur lequel il a d’ailleurs la primauté (voir, par exemple, Costa c. ENEL, 6/64, Rec. 1964, p. 585, et Amministrazione delle Finanze dello Stato c. Simmenthal SpA, 106/77, Rec. 1978, p. 629). A cet égard, Gibraltar ne déroge pas aux autres parties de l'Union européenne.

42.  La Cour rappelle que l'article 3 du Protocole n° 1 consacre un principe caractéristique d’un régime politique véritablement démocratique (voir l'arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt précité, p. 22, § 47, et l'arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, pp. 21-22, § 45). En l'espèce nul ne soutient qu'il y ait d'autres moyens d'assurer une représentation électorale de la population de Gibraltar au sein du Parlement européen, et la Cour n'en aperçoit aucun.

43.  Aussi la Cour considère-t-elle qu'admettre l'argument du Gouvernement selon lequel le domaine d'activités du Parlement européen échappe au champ d'application de l'article 3 du Protocole n° 1 risquerait de rendre inopérant l'un des outils fondamentaux permettant de préserver un « régime politique véritablement démocratique ».

44.  Il en résulte qu'aucune raison n'a été établie qui serait de nature à justifier que le Parlement européen soit exclu du champ des élections visées à l'article 3 du Protocole n° 1 au motif qu'il s'agit d'un organe représentatif supranational et non purement interne.

C.   Le Parlement européen présentait-il, à l’époque pertinente, les caractéristiques d’un « corps législatif » à Gibraltar ?

45.  Le Gouvernement considère qu'il continue de manquer au Parlement européen les deux attributs les plus fondamentaux d’un corps législatif : l’initiative législative et le pouvoir d’adopter des lois. D'après lui, le seul changement aux pouvoirs et fonctions du Parlement européen intervenu depuis la dernière fois où la Commission, dans l'affaire Tête précitée (paragraphe 37 ci-dessus), a examiné la question – la procédure prévue à l’article 189 B du traité CE – ne conférait même pas au Parlement européen un pouvoir de codécision avec le Conseil, et de toute manière ce changement ne concernait qu’une très faible part de la production législative de la Communauté.

46.  A cet égard, la requérante fait valoir que la Commission européenne des Droits de l’Homme a estimé que l’entrée en vigueur de l’Acte unique européen en 1986 n’avait pas conféré au Parlement européen suffisamment de pouvoirs et fonctions pour que celui-ci pût être considéré comme un « corps législatif » (décision Tête précitée). Elle soutient que le traité de Maastricht a accru ces pouvoirs dans une mesure telle que, d’un organe de délibération et de contrôle, le Parlement européen s’est transformé en un organe assumant, en partie tout au moins, les pouvoirs et fonctions qui incombent aux corps législatifs nationaux que vise l’article 3 du Protocole n° 1. Les Hautes Parties contractantes se seraient engagées à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans des conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. La requérante ne prend pas uniquement en considération les pouvoirs du Parlement européen résultant du traité de Maastricht, mais également ceux qu’il possédait auparavant, notamment ceux qui lui avaient été conférés par l’Acte unique européen en 1986.

47.  La Commission ayant jugé l’article 3 inapplicable aux organes représentatifs supranationaux, elle ne s'est pas penchée sur ce point.

48.  Pour déterminer si, aux fins de l’article 3 du Protocole n° 1, le Parlement européen doit être considéré comme le « corps législatif » de Gibraltar, ou comme une partie de ce corps, la Cour doit tenir compte de la nature sui generis de la Communauté européenne, laquelle ne suit pas le modèle d’une séparation plus ou moins stricte des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif que l’on trouve dans beaucoup d’Etats. De fait, le processus législatif au sein de la Communauté européenne implique la participation du Parlement européen, du Conseil et de la Commission européenne.

49.  La Cour doit veiller à ce qu’un « régime politique véritablement démocratique » existe dans les territoires auxquels la Convention s’applique, et, dans ce contexte, elle doit avoir égard non seulement aux pouvoirs strictement législatifs d'un organe donné, mais également au rôle joué par celui-ci dans l'ensemble du processus législatif.

50.  Depuis le traité de Maastricht, les pouvoirs du Parlement européen ne sont plus qualifiés de pouvoirs « de délibération et de contrôle ». La suppression de ces termes doit être considérée comme attestant que le Parlement européen n’est plus un organe purement consultatif, mais est devenu un organe appelé à jouer un rôle déterminant dans le processus législatif communautaire. La modification de l’article 137 du traité CE ne saurait toutefois passer pour davantage qu’une indication de l'intention des auteurs du traité de Maastricht. Ce n’est qu’en examinant les pouvoirs effectifs du Parlement européen dans le contexte de l'ensemble du processus législatif en vigueur au sein de la Communauté européenne que la Cour peut déterminer si le Parlement européen agit comme « corps législatif », ou comme partie d’un tel corps, à Gibraltar.

51.  Le rôle du Parlement européen dans le processus législatif communautaire dépend des questions traitées (paragraphes 15-16 ci-dessus).

Lorsqu'il s'agit d'adopter un règlement ou une directive dans le cadre de la procédure de consultation (par exemple au titre des articles 99 ou 100 du traité CE), il peut y avoir, suivant la disposition concernée, obligation de consulter le Parlement européen. En pareil cas, le Parlement européen ne joue qu'un rôle limité. Lorsque le traité CE exige que soit suivie la procédure décrite à l’article 189 C, le Conseil unanime peut passer outre à l'avis formulé par le Parlement européen sur une question. Là où le traité CE exige que la procédure décrite à l’article 189 B soit suivie, en revanche, le Conseil ne peut adopter aucune mesure contre la volonté du Parlement européen. Enfin, là où la procédure « d’avis conforme » (visée au premier paragraphe de l'article 138 B du traité CE) est utilisée, notamment pour l’adhésion de nouveaux Etats membres et pour la conclusion de certains types d’accords internationaux, le consentement du Parlement européen est requis pour qu’une mesure puisse être adoptée.

Outre cette participation à l’adoption de textes législatifs, le Parlement européen est investi de fonctions en rapport avec la mise en place et le renvoi de la Commission européenne. C’est ainsi qu’il possède un pouvoir de censurer la Commission européenne qui peut aboutir à ce que les membres de celle-ci doivent abandonner collectivement leurs fonctions (article 144) ; la nomination des membres de la Commission européenne est soumise à un vote d'approbation du Parlement européen (article 158) ; le budget communautaire ne peut être adopté sans l'accord du Parlement européen (article 203) ; le Parlement européen donne décharge à la Commission européenne sur l'exécution du budget, matière dans laquelle il exerce des pouvoirs de contrôle sur ledit organe (article 206).

De plus, si le Parlement européen ne possède pas formellement un droit d’initiative en matière législative, il a le droit d'inviter la Commission européenne à lui soumettre des propositions sur des questions qui lui paraissent nécessiter l’élaboration d’un acte communautaire (article 138 B).

52.  Quant au contexte dans lequel le Parlement européen fonctionne, la Cour estime que cet organe est l'instrument principal du contrôle démocratique et de la responsabilité politique dans le système communautaire. Légitimé par son élection au suffrage universel direct, le Parlement européen doit être considéré, quelles que soient ses limites, comme la partie de la structure de la Communauté européenne qui reflète le mieux le souci d'assurer au sein de celle-ci un « régime politique véritablement démocratique ».

53.  Même compte tenu du fait que Gibraltar se trouve exclu de certains domaines de l’activité communautaire (paragraphe 12 ci-dessus), il demeure des secteurs importants où cette activité a un impact direct à Gibraltar. De surcroît, ainsi que la requérante le fait observer, les mesures prises au titre de l’article 189 B du traité CE et qui touchent Gibraltar ont trait à des questions importantes telles que la sécurité routière, la protection des consommateurs, la pollution atmosphérique due aux émissions provenant de véhicules à moteur et l'ensemble des mesures relatives à l'achèvement du marché intérieur.

54.  La Cour estime en conséquence que le Parlement européen se trouve suffisamment associé au processus législatif spécifique conduisant à l’adoption d'actes au titre des articles 189 B et 189 C du traité CE, ainsi qu’au contrôle démocratique général des activités de la Communauté européenne, pour que l’on puisse considérer qu’il constitue une partie du « corps législatif » de Gibraltar aux fins de l’article 3 du Protocole n° 1.

D.   L'application de l'article 56 de la Convention au cas d'espèce

55.  L'article 56 §§ 1 et 3 de la Convention est ainsi libellé :

« 1.  Tout Etat peut, au moment de la ratification ou à tout autre moment par la suite, déclarer, par notification adressée au Secrétaire Général du Conseil de l'Europe, que la (...) Convention s'appliquera, sous réserve du paragraphe 4 du présent article, à tous les territoires ou à l'un quelconque des territoires dont il assure les relations internationales.

(...)

3.  Dans lesdits territoires les dispositions de la (...) Convention seront appliquées en tenant compte des nécessités locales. »

56.  Le Gouvernement note, sans exciper formellement de ce point, que deux membres de la Commission ont mis en exergue la situation constitutionnelle de Gibraltar, qui est celle d'un territoire dépendant du Royaume-Uni, dans le contexte de l'article 56 (anciennement 63) de la Convention.

57.  La requérante estime que les « nécessités locales » visées à l'article 56 § 3 de la Convention ne sauraient être interprétées comme restreignant l'application de l'article 3 du Protocole n° 1 en l'espèce.

58.  Ayant jugé l'article 3 inapplicable pour d'autres motifs, la Commission ne s'est pas penchée sur ce point. Deux de ses membres ont quant à eux estimé, dans des opinions séparées concordantes, que l'article 56 de la Convention avait un rôle à jouer en l'espèce.

59.  La Cour rappelle que, dans l'arrêt Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978 (série A n° 26, pp. 18-19, § 38), elle a jugé que, pour que l'article (anciennement) 63 puisse s'appliquer, il faut « la preuve décisive et manifeste d'une nécessité ». Les nécessités locales, lorsqu'elles renvoient au statut juridique particulier d'un territoire, doivent revêtir un caractère impérieux pour justifier l'application de l'article 56 de la Convention. En l'espèce, le Gouvernement ne soutient pas que le statut de Gibraltar soit tel qu'il faille admettre l'existence de « nécessités locales » de nature à limiter l'application de la Convention, et la Cour ne décèle aucun élément faisant apparaître pareilles nécessités.

E.     Le fait de ne pas organiser d’élections au Parlement européen à Gibraltar en 1994 était-il compatible avec l’article 3 du Protocole n° 1 ?

60.  Le Gouvernement soutient que, même si l’article 3 du Protocole n° 1 devait être déclaré applicable au Parlement européen, il ne pourrait l'avoir violé par cela seul qu'il n'a pas organisé d'élections à Gibraltar en 1994, cette matière relevant de la marge d’appréciation de l’Etat. Il fait observer que, lors des élections de 1994, le Royaume-Uni a eu recours au scrutin majoritaire uninominal à un tour. Le processus électoral se serait trouvé faussé si l’on avait érigé Gibraltar en circonscription distincte, puisque Gibraltar compte environ 30 000 habitants, soit moins de 5 % de la population moyenne des circonscriptions définies au Royaume-Uni pour les élections au Parlement européen. L’option consistant à retracer les limites des circonscriptions de manière à intégrer Gibraltar dans une nouvelle circonscription ou dans une circonscription existante n’était pas davantage envisageable, dès lors que Gibraltar ne faisait pas partie du Royaume-Uni et n’avait pas de liens solides – historiques ou autres – avec quelque circonscription britannique que ce soit.

61.  La requérante se plaint d’avoir été entièrement privée du droit de vote aux élections de 1994. Elle soutient que la protection des droits fondamentaux ne peut dépendre de la question de savoir s’il existe des solutions pratiques permettant d’abandonner le système en vigueur.

62.  Ayant conclu à l’inapplicabilité de l’article 3 du Protocole n° 1, la Commission n’a pas examiné le point de savoir si le fait de ne pas organiser d’élections à Gibraltar était compatible avec cette disposition.

63.  La Cour rappelle que les droits consacrés par l’article 3 du Protocole n° 1 ne sont pas absolus mais sujets à restrictions. Les Etats contractants jouissent d’une ample marge d’appréciation pour entourer le droit de vote de conditions, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences du Protocole n° 1. Il lui faut s’assurer que lesdites conditions ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés. Ces conditions ne doivent pas, en particulier, contrecarrer « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » (arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt précité, p. 23, § 52).

64.  La Cour précise d’emblée que le choix du mode de scrutin au travers duquel la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif est assurée – représentation proportionnelle, scrutin majoritaire ou autre – est une question pour laquelle chaque Etat jouit d’une ample marge d’appréciation. Dans le cas présent, toutefois, la requérante, en sa qualité de résidente de Gibraltar, s’est vue privée de toute possibilité d’exprimer son opinion sur le choix des membres du Parlement européen. Sa situation n'est pas la même que celle d'une personne qui ne peut participer à des élections au motif qu'elle réside en dehors du ressort concerné : pareille personne peut passer pour avoir affaibli le lien existant entre elle et ledit ressort. En l'espèce, la Cour a jugé (paragraphe 34 ci-dessus) que la législation communautaire fait partie du droit de Gibraltar et que la requérante en ressent directement les effets.

65.  Dans ces conditions, il a été porté atteinte à l’essence même du droit de vote tel que le garantit à la requérante l’article 3 du Protocole n° 1.

Il en résulte qu’il y a eu violation de cette disposition.

II.    SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE N° 1

66.  La requérante allègue de surcroît qu’en sa qualité de résidente de Gibraltar elle a été victime d’une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention, aux termes duquel :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

67.  Le Gouvernement ne s'est pas exprimé séparément sur ce grief.

68.  Eu égard à sa conclusion ci-dessus selon laquelle il y a eu violation de l’article 3 du Protocole n° 1 considéré isolément, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner le grief tiré de l’article 14.

III.   APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

69.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.   Frais et dépens

70.  La requérante ne sollicite pas d'indemnité pour dommage au titre de l'article 41 mais réclame le remboursement de ses frais et dépens devant la Cour, qu’elle chiffre à 760 000 francs français (FRF) et à 10 955 livres sterling (GBP), la somme de 760 000 FRF correspondant aux honoraires et frais de son représentant (750 heures à 1 000 FRF l'heure) et à 10 000 FRF
de débours, et la somme de 10 955 GBP correspondant aux honoraires et frais des solicitors engagés à Gibraltar. Elle revendique également 6 976 FRF et 1 151,50 GBP pour frais de voyage.

Le Gouvernement considère que le nombre total d'heures pour lesquelles le représentant principal du requérant demande à être payé devrait être réduit de moitié environ et que les frais afférents aux services prêtés par les solicitors à Gibraltar n'auraient pas dû dépasser un tiers des sommes réclamées. Le Gouvernement conteste aussi une partie des frais de voyage.

71.  A la lumière des critères se dégageant de sa jurisprudence, la Cour estime, en équité, que la requérante doit se voir accorder la somme de 45 000 GBP, dont il y a lieu de déduire 18 510 FRF, déjà versés par la voie de l'assistance judiciaire pour les honoraires et les frais de voyage et de subsistance exposés devant la Cour.

B.    Intérêts moratoires

72.  D’après les informations dont la Cour dispose, le taux d’intérêt légal applicable au Royaume-Uni à la date d’adoption du présent arrêt est de 7,5 % l’an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.   Dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole n° 1 ;

2.   Dit, à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas d’examiner le grief fondé sur l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole n° 1 ;

3.   Dit, à l’unanimité,

a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, pour frais et dépens, 45 000 (quarante-cinq mille) livres sterling, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, moins 18 510 (dix-huit mille cinq cent dix) francs français à convertir en livres sterling au taux applicable à la date de prononcé du présent arrêt ;

b) que cette somme sera à majorer d’un intérêt simple de 7,5 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

4.   Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.


Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 18 février 1999.

 

 

                                                                                   Luzius wildhaber

                                                                                            Président

         Maud de Boer-Buquicchio

                       Greffière adjointe

 

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l’opinion dissidente commune à Sir John Freeland et M. Jungwiert.

 

L.W.

M.B.

 


 

Opinion dissidente commune à Sir John Freeland
ET M. Jungwiert, juges

(Traduction)

 

 

1.  Nous avons voté contre le constat d’une violation de l’article 3 du Protocole n° 1, essentiellement pour les raisons qui suivent.

2.  Nous tenons à préciser, avant d'entrer dans le vif du sujet, que nous avons été largement influencés par l’idée selon laquelle la Cour devrait faire preuve d’une retenue particulière lorsque, comme en l’espèce, elle est appelée à se prononcer sur des actes adoptés par la Communauté européenne ou en conséquence de ses exigences, spécialement lorsqu'ils ont trait à une question aussi intimement liée au fonctionnement de la Communauté que ne le sont les élections à l’un des organes constitutionnels de celle-ci.

3.  Quant à l’interprétation à donner à l’article 3 du Protocole n° 1, nous avons considéré qu'elle devait largement s’inspirer de l’avis exprimé par la Commission, à la majorité substantielle de onze voix contre six, selon lequel « le rôle de l’article 3 est d’assurer qu’aient lieu à des intervalles réguliers des élections aux assemblées législatives, nationales ou locales ». Il s’agit là, en effet, et les Travaux préparatoires le confirment, d’une idée qui se situe dans le droit fil de l’intention des auteurs du Protocole (qui, il convient de le rappeler, ont œuvré à une époque où la moitié environ des pays d’Europe – dont plusieurs d’Europe occidentale – étaient privés d’élections libres). De surcroît, en limitant le champ d’application de ladite clause aux organes relevant des affaires internes des Etats, et en excluant tous organes représentatifs supranationaux, elle évite l’incertitude et le côté déplaisant d’une analyse extérieure des caractéristiques de pareils organes, qui, l’expérience l’a prouvé, ont toutes les chances de n’être ni simples ni statiques.

4.  Si, toutefois, il peut se justifier, sur la base du principe maintes fois affirmé selon lequel « la Convention est un instrument vivant qui doit s'interpréter à la lumière des conditions actuelles », d'inclure dans le domaine de l’article 3 du Protocole un organe que n’avaient manifestement pas envisagé les auteurs de l'instrument, ne fût-ce que parce que cet organe n’existait pas à l’époque, il s’impose d’examiner la question de savoir si l’organe concerné peut, à proprement parler, être considéré comme « le corps législatif » (c’est nous qui soulignons) visé par ledit article. Cette question en fait surgir deux autres. Premièrement, l’organe en question constitue-t-il véritablement un corps législatif ? Deuxièmement, s’agit-il du corps législatif de l’Etat ou du corps législatif du territoire visé, c'est-à-dire, en l’espèce, de Gibraltar ?

5.  Quant à la première de ces questions, il résulte de la notion même de « corps législatif » que l’organe concerné doit avoir l’initiative législative et le pouvoir d’adopter des lois (sous réserve, dans le cas de certaines constitutions nationales, de l’exigence d’une approbation par le chef de l’Etat). Faute de ce pouvoir, le fait que l’organe en cause ait d’autres prérogatives,  souvent exercées par des corps législatifs nationaux (par exemple, en matière de censure de l’exécutif ou en matière budgétaire), ne suffit pas pour combler cette lacune. L’existence de telles prérogatives peut contribuer à justifier que l'on définisse l'organe en question comme un parlement, de même qu'à renforcer le rôle de celui-ci dans la promotion d’un « régime politique véritablement démocratique ». Mais ce n'est pas parce que l’organe concerné est ainsi désigné et exerce un tel rôle qu'il doit forcément être qualifié de « corps législatif ». Encore faut-il pour cela qu'il possède lui-même le pouvoir législatif nécessaire.

6.  A l’exception, sans pertinence pour la présente espèce, du vestige de pouvoir que lui confère l’article 95 § 3 du traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier, le Parlement européen n’a pas l’initiative législative ni le pouvoir d’adopter des lois. Même dans le cadre de la procédure dite de codécision (article 189 B) introduite par le traité de Maastricht (procédure à laquelle la requérante a attaché beaucoup d’importance), si le Parlement européen peut influer sur le contenu d’actes communautaires et bloquer des actes auxquels il s’oppose, il n’a ni le droit d’adopter lui-même des actes, ni le pouvoir de contraindre le Conseil à adopter des actes dont il ne veut pas. La procédure en cause ne confère pas davantage au Parlement le pouvoir d’exercer lui-même l’initiative législative.

7.  Dès lors, même si, comme il est dit au paragraphe 50 de l’arrêt, la suppression par le traité de Maastricht des termes « de délibération et de contrôle », qui servaient auparavant à qualifier les pouvoirs du Parlement européen, « doit être considérée comme attestant que le Parlement européen n’est plus un organe purement consultatif, mais est devenu un organe appelé à jouer un rôle déterminant dans le processus législatif communautaire », dans l’état actuel des choses (qui n’est pas différent de celui qui régnait à l’époque des élections de 1994), ce parlement n’a pas, d’après nous, atteint un stade où il pourrait légitimement être considéré comme un corps législatif. Pour emprunter les termes utilisés par le professeur Dashwood dans son discours inaugural prononcé à l’université de Cambridge en novembre 1995, « la Communauté n’a pas de corps législatif mais un processus législatif dans le cadre duquel les différentes institutions politiques ont des rôles distincts à jouer ». En fait, des institutions de la Communauté c’est le Conseil des ministres qui exerce les fonctions qui se rapprochent le plus de celles des corps législatifs nationaux.


8.  Si la nécessité était apparue d’examiner si, partant de l’hypothèse qu’il serait à proprement parler un corps législatif, le Parlement européen remplit les conditions pour être qualifié de « corps législatif » de Gibraltar au sens de l’article 3 du Protocole n° 1, rendant ainsi nécessaire à Gibraltar la tenue d’élections au Parlement européen aussi bien qu’à la Chambre de l’assemblée locale, nous aurions été influencés en sens contraire par l’exclusion de Gibraltar de certaines parties substantielles du traité CE et par le caractère limité des domaines relevant de la compétence de la Communauté où le Parlement a un rôle important à jouer (il ne joue pas un tel rôle dans les domaines de la politique étrangère et de la sécurité, de la justice et des affaires intérieures, dans la mise en œuvre de la politique commerciale commune, dans la négociation d’accords commerciaux avec d’autres Etats ou organisations internationales, ou encore dans le domaine de l’Union économique et monétaire). Nous aurions de même été influencés par le petit nombre de mesures adoptées au titre de la procédure décrite à l’article 189 B qui s’appliquent à Gibraltar. Mais eu égard à la réponse négative que nous avons donnée à la question de savoir si le Parlement européen remplit les conditions pour être considéré comme un corps législatif, nous n'avons pas à nous  prononcer sur la seconde question.

9.  Nous ajouterons simplement que, pour le dire en termes modérés, nous apercevons une certaine incongruité dans la condamnation du Royaume-Uni pour manquement aux obligations découlant de l’article 3 du Protocole n° 1, alors que l’exclusion du droit de suffrage opérée de manière multilatérale par la Décision et l’Acte de 1976 – et, en particulier, par l’annexe II à l’Acte – était à l’époque parfaitement compatible avec ces obligations (car nul ne pourrait voir dans l’Assemblée de l’époque un corps législatif), qu’à aucune époque ultérieure il n’a été possible au Royaume-Uni de modifier unilatéralement la situation de manière à étendre le droit de suffrage à Gibraltar, et que pareille modification requerrait l’accord de l’ensemble des Etats membres de la Communauté (dont un est en conflit avec le Royaume-Uni au sujet de la souveraineté sur Gibraltar).

 



Notes du greffe

[1]-2. Entré en vigueur le 1er novembre 1998.

3. Depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 11, qui a amendé cette disposition, la Cour fonctionne de manière permanente.

[2].  Note du greffe : le règlement A sest appliqué à toutes les affaires déférées à la Cour avant le 1er octobre 1994 (entrée en vigueur du Protocole n° 9) puis, entre cette date et le 31 octobre 1998, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole.

1. Cette procédure doit être utilisée, notamment, en rapport avec les articles suivants du traité CE : 49 (mesures relatives à la libre circulation des travailleurs), 54 § 2 (programme relatif à la liberté d'établissement), 57 § 2 (reconnaissance mutuelle des diplômes en rapport avec le droit d'établissement), 66 (reconnaissance mutuelle des diplômes en rapport avec la libre prestation de services), 100 A § 1 (rapprochement des législations en rapport avec le marché intérieur) et 130 S § 3 (programmes d'action en rapport avec l'environnement).

1. Cette procédure doit être utilisée, notamment, en rapport avec les articles 6 (règles prohibant la discrimination sur le fondement de la nationalité), 75 § 1 (politique des transports), 118 A (politique sociale) et 130 L-130 K (programmes-cadres en rapport avec l'environnement).

1.  Note du greffe : pour des raisons d’ordre pratique, il n’y figurera que dans l’édition imprimée (le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.