AFFAIRE KRESS c. FRANCE

 

(Requête no 39594/98)

 

ARRÊT

 

STRASBOURG

 

7 juin 2001

 

 

 


En l’affaire Kress c. France,

La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

          M.     L. Wildhaber, président,
          M
me   E. Palm,
          MM.  C.L. Rozakis,
                   G. Ress,
                   J.-P. Costa,
                   B. Conforti,
                   A. Pastor Ridruejo,
                   P. Kūris,
          M
mes  F. Tulkens,
                   V. Strážnická,
          MM.  C. Bîrsan,
                   V. Butkevych,
                   J. Casadevall,
          M
me   H.S. Greve,
          M.     R. Maruste,
          M
me   S. Botoucharova,
          M.     M. Ugrekhelidze,
ainsi que de M. M. de Salvia, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 11 octobre 2000 et 16 mai 2001,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 39594/98) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Marlène Kress (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 30 décembre 1997 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante est représentée par son conseil. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

3.  Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaignait de la durée excessive d’une procédure administrative l’opposant aux hospices civils de Strasbourg. Elle se plaignait également, au regard de l’article 6 de la Convention, de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable en raison, d’une part, de l’impossibilité d’obtenir préalablement à l’audience communication des conclusions du commissaire du gouvernement et de pouvoir y répliquer à l’audience et, d’autre part, de la participation du commissaire du gouvernement au délibéré.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  Elle a ensuite été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Par une décision du 2 février 1999, ladite section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement pour observations écrites.

6.  Le 29 février 2000, au vu des observations présentées par les parties, la requête a été déclarée recevable [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe] par une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : Sir Nicolas Bratza, président, M. J.‑P. Costa, Mme F. Tulkens, M. W. Fuhrmann, M. K. Jungwiert, M. K. Traja, M. M. Ugrekhelidze, ainsi que de Mme S. Dollé, greffière de section. Le même jour, la section a annoncé son intention de se dessaisir au profit de la Grande Chambre, en vertu de l’article 30 de la Convention.

7.  Le 23 mai 2000, en l’absence d’opposition des parties, la troisième section a confirmé sa décision de se dessaisir, conformément à l’article 72 § 2 du règlement.

8.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.

9.  Le 18 avril 2000, l’ordre des avocats à la Cour de cassation et au Conseil d’Etat a présenté une demande de tierce intervention, en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention et de l’article 61 du règlement. Après y avoir été autorisé par le président de la Cour, l’ordre des avocats a produit un mémoire en date du 3 juillet 2000.

10.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 11 octobre 2000 (article 59 § 2 du règlement).

 

Ont comparu :

     pour le Gouvernement
M.    R. Abraham, directeur des affaires juridiques                        agent ;
         au ministère des Affaires étrangères,

     pour la requérante
Me    A. Schwab, avocat au barreau de Saverne,                          conseil.

La Cour les a entendus en leurs déclarations.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

11.  Le 8 avril 1986, la requérante, à l’époque âgée de quarante-quatre ans, subit une intervention chirurgicale gynécologique, sous anesthésie générale, aux hospices civils de Strasbourg.

12.  A son réveil, elle fut victime d’un syndrome neurologique. Dans les jours suivants, elle fut victime d’un nouvel accident vasculaire ainsi que d’une brûlure à l’épaule causée par le renversement d’une tasse de tisane. Depuis lors, elle est atteinte d’une invalidité au taux de 90 % ; elle est hémiplégique, présente des troubles de la coordination des membres supérieurs, s’exprime avec difficulté et souffre de diplopie.

13.  Le 27 mai 1986, la requérante saisit le président du tribunal administratif de Strasbourg d’une demande en référé en désignation d’expert. Par une ordonnance du 28 mai 1986, ce magistrat désigna un expert, qui déposa le 2 juin 1986 un rapport concluant à l’absence d’erreur sur le plan médical.

14.  Le 6 août 1987 (après rejet d’une réclamation préalable du 22 juin 1987), la requérante introduisit une requête devant le tribunal administratif de Strasbourg afin de réclamer l’indemnisation de son préjudice par les hospices civils de Strasbourg.

15.  Par des conclusions du 21 octobre 1987, la requérante demanda une expertise détaillée et approfondie, en critiquant les conclusions du rapport établi le 2 juin 1986.

16.  Par des lettres des 10 novembre 1988 et 11 janvier 1989, les avocats de la requérante demandèrent l’audiencement de cette procédure. Il leur fut répondu par le greffier en chef du tribunal administratif (lettres des 18 novembre 1988 et 13 janvier 1989) « qu’en raison de l’encombrement du rôle, il n’est pas possible de prévoir actuellement la date à laquelle l’affaire (...) pourra être appelée à l’audience ».

17.  Celle-ci fut finalement fixée au 19 avril 1990.

18.  Par un jugement prononcé le 25 mai 1990, le tribunal administratif de Strasbourg ordonna un supplément d’instruction afin de procéder à une expertise confiée à un collège de deux experts.

19.  Ceux-ci déposèrent le 23 octobre 1990 les conclusions suivantes :

« Pour ce qui concerne la thrombose artérielle cérébrale survenue le 8 avril et le 17 avril 1986, rien dans l’état clinique de Mme KRESS ni dans le résultat des bilans, ne permettait d’en faire la prévision. Les soins mis en œuvre devant cette complication se sont révélés adaptés à l’état de santé de l’opérée et conformes aux données actuelles de la science. Pour ce qui concerne la brûlure de l’épaule gauche, les experts la rattachent à un défaut d’assistance et d’organisation du service. »

20.  La requérante critiqua cette expertise et chiffra son préjudice par conclusions motivées du 22 mars 1991.

21.  L’audience fixée au 4 avril 1991 fut, à la demande des hospices civils de Strasbourg, reportée au 13 juin 1991.

22.  Par un jugement prononcé le 5 septembre 1991, le tribunal administratif de Strasbourg fixa à 5 000 francs français le montant du préjudice de la requérante résultant de sa brûlure à l’épaule mais rejeta la demande d’indemnisation pour le surplus.

23.  La requérante interjeta appel de ce jugement devant la cour administrative d’appel de Nancy. Par un arrêt du 8 avril 1993, cette juridiction le rejeta au motif que les circonstances de l’hospitalisation n’avaient fait apparaître, quelle que soit la gravité des suites de l’intervention chirurgicale, ni défaut d’information sur sa nature et ses conséquences prévisibles, ni faute ou présomption de faute dans l’organisation ou le fonctionnement du service.

24.  Le 11 juin 1993, la requérante, représentée par un avocat à la Cour de cassation et au Conseil d’Etat, forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt devant le Conseil d’Etat et déposa un mémoire ampliatif le 11 octobre 1993. Se référant à un arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat du 9 avril 1993 intervenu entre-temps (arrêt Bianchi du 9 avril 1993, RFDA 1993, p. 574), qui avait consacré l’extension de la responsabilité sans faute en matière hospitalière aux aléas thérapeutiques, elle souleva comme moyen unique de cassation le fait qu’en l’espèce la responsabilité sans faute du centre hospitalier aurait dû être retenue. Elle considérait en effet qu’il y avait un lien de cause à effet entre l’intervention et le dommage, que l’existence du risque était connue, même si sa réalisation était exceptionnelle, et qu’elle avait subi, au sens de l’arrêt Bianchi, un dommage spécial et d’une extrême gravité.

25.  Les hospices civils de Strasbourg déposèrent un mémoire en défense le 12 septembre 1994, auquel la requérante répliqua le 16 janvier 1995. Les hospices civils déposèrent encore un mémoire en duplique le 10 mars 1995.

26.  L’affaire fut appelée à l’audience publique du 18 juin 1997 devant les 5e et 3e sous-sections réunies et examinée sur le rapport de la 5e sous-section. Après avoir entendu les observations du conseiller rapporteur, les observations des avocats des parties et, en dernier lieu, les conclusions du commissaire du gouvernement, le Conseil d’Etat mit l’affaire en délibéré. L’avocat de la requérante produisit alors encore une note en délibéré pour faire valoir que le commissaire du gouvernement avait à tort exprimé des doutes sur le caractère d’extrême gravité des troubles dont était atteinte la requérante depuis l’opération du 8 avril 1986.

27.  Par un arrêt prononcé le 30 juillet 1997, le Conseil d’Etat rejeta le pourvoi de la requérante aux motifs que :

« Considérant qu’il résulte des pièces soumises aux juges du fond que Mme  KRESS a subi une hystérectomie le 8 avril 1986 au centre hospitalier régional de Strasbourg ; qu’à la suite de cette intervention, qui a eu lieu dans des conditions normales, des complications postopératoires, qui se sont manifestées à deux reprises, ont entraîné de graves séquelles invalidantes et un préjudice dont M. et Mme  KRESS ont demandé réparation en invoquant devant les juges du fond les fautes qu’aurait commises le centre hospitalier ; que devant le juge de cassation, M. et Mme  KRESS soutiennent pour la première fois que la responsabilité sans faute du centre aurait dû être engagée ;

Considérant qu’à partir de l’appréciation souveraine des faits à laquelle elle a procédé, la cour administrative d’appel de Nancy a nécessairement rejeté la responsabilité sans faute du centre hospitalier régional de Strasbourg dans les préjudices invoqués par Mme  KRESS ; que, ce faisant, la cour n’a pas commis d’erreur de droit dès lors qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les conditions de mise en jeu d’une telle responsabilité n’étaient pas réunies. »

II.  LE DROIT ET la pratique INTERNES PERTINENTs

A.  Naissance et évolution de la juridiction administrative

28.  L’histoire de la juridiction administrative française se confond, pour l’essentiel, avec celle du Conseil d’Etat. En 1790, l’Assemblée constituante mit en pratique la théorie de la séparation des pouvoirs et fit en sorte que l’administration ne soit pas soumise à l’autorité judiciaire. Elle garda de l’Ancien Régime le principe que la puissance publique devait être jugée par une juridiction particulière, en vertu de l’idée selon laquelle « juger l’administration, c’est aussi et encore administrer ». Cette juridiction fut créée par le Consulat en 1799 : ce fut le Conseil d’Etat, institué par l’article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799). Il reçut une double mission, administrative (participer à la rédaction des textes les plus importants) et contentieuse (résoudre les litiges liés à l’administration).

29.  En 1849, une loi lui confia la justice « déléguée », c’est-à-dire qu’il jugea dès lors « au nom du peuple français ». La IIIe République donna au Conseil d’Etat une structure que l’on retrouve encore aujourd’hui. Son rôle fut précisé par la loi du 24 mai 1872, qui revit les termes de la loi de 1849 et créa définitivement la justice déléguée.

30.  La période de l’après-guerre fut essentiellement celle de l’organisation de la juridiction administrative. La Constitution de 1958, qui ne consacre que trois articles (les articles 64, 65 et 66) à l’autorité judiciaire, notamment pour prévoir que les magistrats du siège (et non ceux du parquet) sont inamovibles, ne mentionne pas sous ce titre le Conseil d’Etat ou les autres juridictions administratives. En 1953, les tribunaux administratifs succédèrent aux conseils de préfecture, qui existaient depuis 1799. La loi du 31 décembre 1987, entrée en vigueur en 1989, compléta l’ordre juridictionnel en créant les cours administratives d’appel, auxquelles fut transféré l’essentiel des compétences d’appel. Juridiction suprême de l’ordre administratif, le Conseil d’Etat est devenu le juge de cassation de ces nouvelles cours et de différentes juridictions spécialisées, telles que la Cour des comptes.

B.  Statut des magistrats de l’ordre administratif

31.  Les magistrats de l’ordre administratif bénéficient d’un statut particulier, distinct de celui des magistrats judiciaires du siège comme du parquet. Ils relèvent du statut général de la fonction publique ; toutefois, ils disposent en pratique de l’indépendance et de l’inamovibilité (paragraphe 35 ci-dessous). En 1980, une décision du Conseil constitutionnel (CC, 22 juillet 1980, Journal officiel du 24 juillet, p. 1868) consacra l’existence et l’indépendance de la juridiction administrative, qui figurent parmi les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ayant rang constitutionnel.

32.  Le Conseil d’Etat comprend environ trois cents membres dont les deux tiers sont en activité au sein du Conseil et un tiers à l’extérieur. Il est présidé en droit par le premier ministre et, en fait, par le vice-président du Conseil d’Etat. En vertu de l’article 13, troisième alinéa, de la Constitution, relatif aux pouvoirs de nomination du président de la République, tous les conseillers d’Etat sont nommés par décret du président de la République pris en Conseil des ministres, tandis que les auditeurs et maîtres des requêtes sont nommés par décret simple du président, en vertu de l’article 2 de l’ordonnance du 28 novembre 1958 portant loi organique relative aux emplois civils et militaires.

1.  Le recrutement des membres du Conseil d’Etat

33.  Le recrutement des membres du Conseil d’Etat se fait de deux façons : soit par concours, soit par le tour extérieur. Les auditeurs, recrutés par concours à la sortie de l’Ecole nationale d’administration, deviennent, par avancement, maîtres des requêtes après environ trois ans de carrière, puis conseillers d’Etat environ douze ans plus tard. Les nominations au tour extérieur sont soumises à l’avis du vice-président du Conseil d’Etat.

2.  Les garanties d’indépendance

34.  Le statut des membres du Conseil d’Etat est moins défini par les textes que garanti par la pratique. Au titre des premiers, il faut mentionner le décret du 30 juillet 1963 qui porte statut des membres du Conseil d’Etat. Ce statut est très proche du droit commun de la fonction publique (notamment, aucune inamovibilité n’est prévue), à plusieurs exceptions près : aucune notation n’est prévue, aucun tableau d’avancement n’est établi et une commission consultative remplace à la fois la commission administrative paritaire et le comité technique paritaire.

35.  C’est finalement davantage de la pratique que viennent les garanties dont jouissent les membres du Conseil d’Etat. Trois usages sont à cet égard aussi anciens que décisifs : tout d’abord, la gestion du Conseil d’Etat et de ses membres est assurée de façon interne, par le bureau du Conseil d’Etat, composé du vice-président, des six présidents de section et du secrétaire général du Conseil d’Etat, sans interférences extérieures. En particulier, il n’y a pas, au sein de la juridiction administrative, la distinction entre magistrats du siège et du parquet qui existe pour les juges de l’ordre judiciaire, où les membres du parquet sont soumis à l’autorité hiérarchique du ministre de la Justice.

Ensuite, même si les textes ne garantissent pas l’inamovibilité des membres du Conseil, en pratique, cette garantie existe. Enfin, si l’avancement en grade se fait, en théorie, au choix, il obéit dans la pratique, et suivant un usage qui remonte à la moitié du XIXe siècle, strictement à l’ancienneté, ce qui assure aux membres du Conseil d’Etat une grande indépendance, tant à l’égard des autorités politiques qu’à l’égard des autorités du Conseil d’Etat elles-mêmes.

36.  Au sein du Conseil d’Etat, la plupart des fonctions peuvent être exercées par tous les membres quel que soit leur grade. Ainsi, la fonction de commissaire du gouvernement, si elle est généralement confiée à des maîtres des requêtes, peut également être assurée par des auditeurs ou des conseillers d’Etat.

37.  La loi du 31 décembre 1987 a institué un Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, dont la composition assure l’indépendance et la représentativité. Le Conseil a un rôle consultatif général pour les questions concernant le corps (mesures individuelles intéressant la carrière, l’avancement, la discipline des magistrats).

C.  L’activité juridictionnelle contentieuse

38.  La procédure administrative contentieuse s’est construite pour l’essentiel sous l’influence du juge administratif lui-même. Elle s’efforce de réaliser un compromis entre l’intérêt général incarné dans le procès par l’administration et les intérêts des particuliers qui doivent être protégés efficacement contre les abus de la puissance publique. Il s’agit d’une procédure inquisitoire, écrite et peu coûteuse, dont la spécificité réside dans l’existence d’un justiciable public.

39.  Le Conseil d’Etat est composé de cinq sections administratives (Intérieur, Finances, Travaux publics, Sociale, Rapport et études) et d’une section du contentieux, elle-même divisée en dix sous-sections.

D.  Déroulement de la procédure devant le Conseil d’Etat

1.  Le rôle du rapporteur

40.  Lorsqu’une affaire a été attribuée à une sous-section, le président de celle-ci désigne l’un de ses membres comme rapporteur chargé d’en faire l’étude. Après un examen attentif des pièces du dossier, le rapporteur rédige un projet de décision. Ce projet est accompagné d’une note qui a pour objet d’expliquer le raisonnement qui conduit de la requête au projet. Elle comprend un examen des questions de recevabilité (dont la compétence et l’examen d’office de l’existence d’un vice d’ordre public) et doit expliquer la réponse apportée à chaque moyen soulevé dans la requête, par référence soit aux pièces du dossier, soit à des textes, soit à la jurisprudence. En annexe à cette note, le rapporteur fait figurer une copie des textes et de la jurisprudence sur lesquels il s’est fondé pour rédiger le projet de décision.

Le dossier passe ensuite entre les mains du réviseur, fonction assumée dans chaque sous-section par le président ou l’un de ses deux assesseurs. Le réviseur réexamine les pièces du dossier et se fait une opinion sur la solution à apporter au litige. Il peut rédiger lui-même un autre projet de décision en cas de désaccord avec le rapporteur. Une fois le projet de décision révisé, l’affaire est inscrite au rôle d’une séance d’instruction de la sous-section, où le projet fera l’objet d’une discussion collégiale, en présence du commissaire du gouvernement, qui ne prend toutefois pas part au vote sur le projet. Ce n’est qu’après adoption du projet de décision par la sous-section que le dossier est transmis au commissaire du gouvernement pour lui permettre soit de préparer ses conclusions, soit de demander la convocation d’une nouvelle séance d’instruction ou le renvoi de l’affaire à une autre formation.

2.  Le rôle du commissaire du gouvernement

41.  L’institution du commissaire du gouvernement date d’une ordonnance du 12 mars 1831. A l’origine, comme son nom l’indique, elle était conçue pour représenter le point de vue du gouvernement mais, très rapidement, cette fonction disparut (au plus tard en 1852). Le titre est resté, mais il est trompeur. L’institution est devenue depuis lors l’une des originalités extérieurement les plus marquantes de la juridiction administrative française, notamment parce que le commissaire du gouvernement s’est rapidement affirmé comme un magistrat totalement indépendant des parties.

Le commissaire du gouvernement joue un rôle traditionnellement très important dans la formation de la jurisprudence administrative : la plupart des grandes innovations jurisprudentielles sont intervenues à la suite de conclusions célèbres du commissaire du gouvernement. En outre, compte tenu du fait que les arrêts du Conseil d’Etat sont toujours rédigés de manière très elliptique, souvent seule la lecture des conclusions du commissaire du gouvernement permet, lorsqu’elles sont publiées, de comprendre la ratio decidendi des arrêts rendus.

a)  Nomination

42.  Aux termes du décret no 63-766 du 30 juillet 1963 relatif à l’organisation et au fonctionnement du Conseil d’Etat, les commissaires du gouvernement sont pris parmi les maîtres des requêtes et auditeurs au Conseil d’Etat ou, exceptionnellement, parmi les conseillers. En vertu de l’article R 122-5 du code de la justice administrative, ils sont nommés par décret du premier ministre, pris sur proposition du garde des Sceaux, après présentation par le vice-président du Conseil d’Etat délibérant avec les présidents de section. En pratique, les propositions du Conseil d’Etat sont toujours entérinées. La nomination à la fonction de commissaire du gouvernement, qui n’est pas un grade, se fait sans limitation de durée mais un commissaire du gouvernement ne peut rester en fonction plus de dix ans et, en pratique, il ne le reste guère plus de deux ou trois ans.

Il existe deux commissaires du gouvernement pour chacune des dix sous-sections formant la section du contentieux, mais il n’y a pas de hiérarchie entre les commissaires du gouvernement, et ceux-ci ne constituent pas un « corps ».

b)  Rôle du commissaire du gouvernement pendant l’instruction de l’affaire

43.  Membre du Conseil d’Etat et attaché à la sous-section qui est à la base de la formation de jugement appelée à donner une solution à l’affaire, le commissaire du gouvernement assiste, sans voter et généralement en silence, à la séance d’instruction où les affaires sont présentées par les rapporteurs, et reçoit copie du projet d’arrêt adopté par la sous-section et révisé par le réviseur. Lorsque sa position sur un dossier est différente de celle de la sous-section, il peut venir en discuter avec celle-ci lors d’une autre séance d’instruction. Si le désaccord persiste et s’il estime que l’affaire est suffisamment importante, il dispose de la faculté (rarement utilisée en pratique) de demander le renvoi de l’affaire soit à la section du contentieux, soit à l’assemblée (article 39 du décret du 30 juillet 1963 relatif à l’organisation et au fonctionnement du Conseil d’Etat). Ce n’est qu’après qu’il préparera ses conclusions en vue de la séance publique de jugement. Ces conclusions, généralement exclusivement orales, ne sont communiquées ni aux parties, ni au rapporteur, ni aux membres de la formation de jugement.

c)  Rôle du commissaire du gouvernement lors de l’audience de jugement

44.  La pratique s’est instaurée de la communication aux avocats qui en font la demande, préalablement à l’audience, du sens général des conclusions que le commissaire du gouvernement développera oralement à l’audience. Compte tenu du nombre d’affaires à juger (environ cinq cents par an pour chaque commissaire du gouvernement), les conclusions du commissaire du gouvernement, qui demeurent sa propriété exclusive, sont en effet souvent uniquement orales. Il est totalement libre de verser ou non celles qu’il a décidé de rédiger par écrit aux archives du Conseil d’Etat ou de les publier, pour les affaires importantes, en annexe aux arrêts du Conseil d’Etat qui font l’objet d’une publication dans le recueil officiel ou dans des revues juridiques.

45.  A l’audience, le commissaire du gouvernement prononce obligatoirement ses conclusions, qui doivent être motivées, car il ne peut s’en remettre à la sagesse de la juridiction.

46.  Le rôle du commissaire du gouvernement lors de l’audience a été ainsi décrit par un ancien membre du Conseil d’Etat, T. Sauvel, en 1949 :

« Une fois l’affaire en séance publique, le rapporteur ayant lu son rapport, qui est un simple résumé des pièces et qui ne mentionne en rien l’avis de la sous-section, les avocats ayant plaidé s’ils ont estimé la chose opportune, le commissaire se lève et c’est lui qui se trouve ainsi parler en dernier, même après l’avocat du défendeur. Il expose toute l’affaire ; il analyse et critique tous les moyens et fait de même pour toutes les règles de jurisprudence susceptibles d’être invoquées ; bien souvent il montre la marche suivie par cette jurisprudence, souligne les étapes déjà franchies par elle et laisse entrevoir certaines étapes à venir. Enfin il conclut au rejet ou à l’admission de la requête. Tout ceci oralement, sans jamais déposer de conclusions écrites. Tout ceci en son nom personnel, sans avoir à se conformer à l’avis de la sous-section, sans avoir d’ordres à recevoir ni d’un procureur général, car il n’y en a pas, ni d’aucun supérieur hiérarchique, président ou ministre. C’est de sa conscience seule qu’il dépend. Il est un rouage essentiel de la procédure administrative, et c’est à lui peut-être qu’elle doit sa véritable originalité. Maintes conclusions, dépassant de très loin les cas d’espèce, sont des pages de doctrine, et les plaideurs et les commentateurs vont s’y reporter pendant longtemps. »

47.  Le commissaire du gouvernement a pour mission, selon les termes employés par le Conseil d’Etat lui-même (10 juillet 1957, Gervaise, Recueil Lebon, p. 466, rappelés le 29 juillet 1998 dans l’arrêt Esclatine) :

« d’exposer au conseil les questions que présente à juger chaque recours contentieux et de faire connaître, en formulant en toute indépendance ses conclusions, son appréciation, qui doit être impartiale, sur les circonstances de fait de l’espèce et les règles de droit applicables, ainsi que son opinion sur les solutions qu’appelle, suivant sa conscience, le litige soumis à la juridiction à laquelle il appartient. »

48.  A l’audience, les parties au litige ne peuvent donc pas prendre la parole après le commissaire du gouvernement, puisque son intervention se situe après la clôture des débats. Elles ont toutefois, même si elles ne sont pas représentées par un avocat, la possibilité, consacrée par la pratique, de faire parvenir à l’organe de jugement une « note en délibéré » pour compléter leurs observations orales ou répondre aux conclusions du commissaire du gouvernement. Cette note en délibéré est lue par le rapporteur avant qu’il ne lise le projet d’arrêt et que ne s’ouvre la discussion.

49.  Par ailleurs, selon une jurisprudence constante du Conseil d’Etat, si le commissaire du gouvernement soulevait un moyen – même d’ordre public – non discuté par les parties au cours de la procédure, le président de la formation de jugement déciderait de rayer l’affaire du rôle, de communiquer ce moyen aux parties pour qu’elles en débattent et de réinscrire l’affaire à une nouvelle audience quelques semaines plus tard, car la communication des moyens relevés d’office est de droit.

d)  Rôle du commissaire du gouvernement pendant le délibéré

50.  Après l’audience publique, il est d’usage que le commissaire du gouvernement assiste au délibéré, mais il ne vote pas. En règle générale, il n’intervient oralement que pour apporter, le cas échéant, des réponses à des questions précises qui lui sont posées. Il est en effet le membre de la juridiction qui a vu le dossier en dernier, et qui est donc censé en avoir la connaissance la plus exacte.

51.  Au Conseil d’Etat, une affaire peut être jugée soit par une sous-section seule (et dans ce cas tous les membres de la formation de jugement connaissent déjà l’affaire), soit par des sous-sections réunies (dans ce cas, quatre membres, représentant la sous-section d’instruction, sur les neuf juges ayant à délibérer, hormis le commissaire du gouvernement, connaissent le dossier), soit encore par la section ou l’assemblée, qui sont les formations solennelles pour les affaires importantes, où seuls le président et le rapporteur, sur les dix-sept ou douze juges qui auront à délibérer, connaissent le dossier.

52.  Il faut enfin signaler qu’il existe un commissaire du gouvernement, non seulement devant le Conseil d’Etat, mais aussi devant les autres juridictions administratives (tribunaux administratifs et cours administratives d’appel) ainsi que devant le Tribunal des conflits. Par ailleurs, l’institution du commissaire du gouvernement a étroitement inspiré celle de l’avocat général devant la Cour de justice des Communautés européennes, à la différence près qu’en vertu de l’article 27 § 2 du règlement de procédure de la Cour de justice, seuls peuvent prendre part au délibéré les juges ayant siégé à l’audience, à l’exclusion donc de l’avocat général.

E.  Jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes

53.  Dans le cadre de l’examen d’un recours préjudiciel porté devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) par un tribunal néerlandais (l’Arrondissementsrechtbank te ‘s-Gravenhage), la société Emesa Sugar (Free Zone) N.V. demanda le 11 juin 1999, en se fondant sur l’article 6 § 1 de la Convention, à déposer des observations écrites à la suite des conclusions présentées par l’avocat général lors de l’audience du 1er juin précédent.

54.  Par une ordonnance du 4 février 2000, la CJCE rejeta cette demande aux motifs suivants :

« 11.  Conformément aux articles 221 CE et 222 CE, la Cour de justice est composée de juges et assistée d’avocats généraux. L’article 223 CE prévoit des conditions ainsi qu’une procédure de nomination identiques pour les uns et les autres. En outre, il ressort clairement du titre I du statut CE de la Cour de justice, qui a une valeur juridique égale à celle du traité lui-même, que les avocats généraux sont soumis au même statut que les juges, notamment en ce qui concerne l’immunité et les causes de révocation, leur garantissant pleine impartialité et entière indépendance.

12.  Par ailleurs, les avocats généraux, entre lesquels n’existe aucun lien de subordination, ne constituent pas un parquet ni un ministère public et ils ne relèvent d’aucune autorité, à la différence de ce qui ressort de l’organisation judiciaire dans certains Etats membres. Dans l’exercice de leur fonction, ils ne sont pas chargés de la défense de quelque intérêt que ce soit.

13.  C’est dans cette perspective qu’il convient de situer le rôle de l’avocat général. Conformément à l’article 222 CE, il consiste à présenter publiquement, en toute impartialité et en toute indépendance, des conclusions motivées sur les affaires soumises à la Cour, en vue de l’assister dans l’accomplissement de sa mission qui est d’assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application du traité.

14.  En vertu des articles 18 du statut CE de la Cour de justice et 59 du règlement de procédure, les conclusions de l’avocat général mettent fin à la procédure orale. Se situant en dehors du débat entre les parties, les conclusions ouvrent la phase du délibéré. Il ne s’agit donc pas d’un avis destiné aux juges ou aux parties qui émanerait d’une autorité extérieure à la Cour ou « emprunte[rait] son autorité à celle [d’un] ministère public » (...) (arrêt Vermeulen c. Belgique, § 31), mais de l’opinion individuelle, motivée et exprimée publiquement, d’un membre de l’institution elle-même.

15.  L’avocat général participe ainsi publiquement et personnellement au processus d’élaboration de la décision de la Cour et, partant, à l’accomplissement de la fonction juridictionnelle confiée à cette dernière. Les conclusions sont d’ailleurs publiées avec l’arrêt de la Cour. 

16.  Eu égard au lien tant organique que fonctionnel entre l’avocat général et la Cour (...), la jurisprudence précitée de la Cour européenne des Droits de l’Homme ne paraît pas transposable aux conclusions des avocats généraux à la Cour.

17.  Il convient en outre de relever que, compte tenu des contraintes spécifiques inhérentes à la procédure judiciaire communautaire, liées notamment à son régime linguistique, la reconnaissance aux parties du droit de formuler des observations en réponse aux conclusions de l’avocat général, avec pour corollaire le droit pour les autres parties (et, dans les affaires préjudicielles, qui représentent la majorité des affaires soumises à la Cour, tous les Etats membres, la Commission et les autres institutions concernées) de répliquer à ces observations, se heurterait à d’importantes difficultés et allongerait considérablement la durée de la procédure.

18.  Certes, les contraintes inhérentes à l’organisation judiciaire communautaire ne sauraient justifier la méconnaissance du droit fondamental à une procédure contradictoire. Tel n’est cependant pas le cas dans la mesure où c’est au regard de la finalité même du contradictoire, qui est d’éviter que la Cour puisse être influencée par des arguments qui n’auraient pas pu être discutés par les parties, que la Cour peut d’office ou sur proposition de l’avocat général, ou encore à la demande des parties, ordonner la réouverture de la procédure orale, conformément à l’article 61 de son règlement de procédure, si elle considère qu’elle est insuffisamment éclairée ou que l’affaire doit être tranchée sur la base d’un argument qui n’a pas été débattu entre les parties (...)

19.  En l’espèce, cependant, la demande d’Emesa ne porte pas sur la réouverture de la procédure orale et n’invoque par ailleurs aucun élément précis qui ferait apparaître l’utilité ou la nécessité d’une telle réouverture. »

EN DROIT

i.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION AU REGARD DE L’ÉQUITÉ DE LA PROCÉDURE

55.  Mme Kress allègue une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.  Argumentation des parties

1.  La requérante

56.  Se référant aux arrêts Borgers c. Belgique du 30 octobre 1991 (série A no 214-B), Lobo Machado c. Portugal du 20 février 1996 (Recueil des arrêts et décisions 1996-I), et Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France du 31 mars 1998 (Recueil 1998-II), la requérante se plaint d’abord de ne pas avoir reçu, préalablement à l’audience, communication des conclusions du commissaire du gouvernement et de ne pas avoir pu lui répondre à l’audience ni prendre la parole en dernier ; en second lieu, elle s’élève contre la présence du commissaire du gouvernement aux délibérations à huis clos de la formation de jugement, alors que ce dernier avait conclu au rejet de son pourvoi, ce qui heurterait le principe de l’égalité des armes et jetterait un doute sur l’impartialité de la juridiction de jugement.

Elle rappelle qu’à chaque stade de la procédure, devant le tribunal administratif d’abord, devant la cour administrative d’appel ensuite et enfin, à hauteur de cassation, devant le Conseil d’Etat, un commissaire du gouvernement est intervenu à la fin de chaque audience pour exprimer son point de vue sur l’affaire, sans que celui-ci ne soit connu des parties au préalable, et sans qu’il soit possible d’y répliquer.

Le fait que le commissaire du gouvernement ne soit pas partie au procès administratif ne le placerait pas hors du champ du principe du contradictoire qui implique, d’après la requérante, qu’aucun document ne saurait être régulièrement soumis au juge sans que les parties puissent en prendre préalablement connaissance. Il en va de même, selon la jurisprudence de la Cour, des observations émanant d’un tiers intervenant au procès, fût-il un magistrat indépendant.

Pour la requérante, le commissaire du gouvernement ne saurait être assimilé à un membre de la juridiction de jugement car, s’il ne participe pas au vote lors du délibéré, son intervention à l’audience, après les parties et sans réplique possible de celles-ci, le transforme en allié ou adversaire objectif de l’une des parties au procès, puisqu’il pourra à nouveau, lors du délibéré, défendre son point de vue hors la présence des parties. La requérante estime que l’intervention dans la procédure du commissaire du gouvernement est assimilable à celle de l’avocat général devant la Cour de cassation française. Or, dans son arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd précité, la Cour a jugé que le déséquilibre créé entre les parties et l’avocat général, du fait de la communication à l’avocat général, mais non aux parties, préalablement à l’audience, du rapport et du projet d’arrêt du conseiller rapporteur, ne s’accordait pas avec les exigences d’un procès équitable.

Enfin, la pratique de la note en délibéré ne permet pas à une partie de reprendre l’ensemble de ses arguments et ne suffit donc pas à assurer le respect du contradictoire. Il ressort d’ailleurs de la jurisprudence du Conseil d’Etat que les notes en délibéré ne font pas partie du dossier.

2.  Le Gouvernement

a)  Observations générales

57.  Le Gouvernement soutient tout d’abord que les arrêts qu’a invoqués la requérante, arrêts qui sont relatifs à une institution – le ministère public auprès de certaines cours suprêmes en Europe – qui n’a rien à voir avec le commissaire du gouvernement, ne sont pas des précédents pertinents en l’espèce. Le seul qui ait tranché directement la question est la décision de la Commission dans l’affaire Bazerque c. France (no 13672/88, décision du 3 septembre 1991, non publiée). Dans cette décision, rendue en formation plénière, la Commission a rejeté le grief comme manifestement mal fondé, en estimant que le commissaire du gouvernement était un magistrat qui jouait un rôle totalement indépendant vis-à-vis des parties et que ses observations présentaient seulement le caractère d’un document de travail interne de cette juridiction, non communiqué aux parties et mis à la disposition des juges appelés à se prononcer sur une affaire.

Le Gouvernement observe que, lorsque la Commission a rendu la décision précitée Bazerque, l’audience dans l’affaire Borgers, au cours de laquelle elle avait invité la Cour à retenir la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, avait déjà eu lieu. Il est donc clair que, dans l’esprit de la Commission, il n’y avait nulle contradiction entre la solution qu’elle préconisait – et qui a été retenue – dans l’affaire Borgers et celle qu’au même moment elle adoptait, avec la force d’une décision rendue à l’unanimité, dans l’affaire Bazerque.

58.  Les arrêts rendus par la Cour depuis l’arrêt Borgers précité, selon lesquels l’impossibilité pour les parties de répondre aux conclusions présentées par le parquet institué auprès de la Cour de cassation de Belgique et par d’autres ministères publics auprès de certaines cours suprêmes enfreint le principe du contradictoire et donc viole l’article 6 de la Convention, concernent des institutions dont la nature est radicalement différente de celle du commissaire du gouvernement.

b)  Différence organique entre les avocats généraux auprès des cours suprêmes et le commissaire du gouvernement

59.  Le Gouvernement soutient qu’il existe une différence fondamentale entre le commissaire du gouvernement et un ministère public du type de celui qui existe auprès des cours de cassation belge ou française : c’est que le commissaire est tout simplement un membre de la juridiction, il est lui-même un juge. D’abord, il est bien connu que ce commissaire, malgré sa dénomination trompeuse, n’est en rien le représentant du gouvernement ou de l’administration, partie défenderesse dans le procès devant la juridiction administrative. Il expose son opinion individuelle sur l’affaire en toute indépendance et en toute impartialité et donne son avis au vu des arguments échangés par les parties sans être animé d’aucun a priori favorable à l’une ou à l’autre.

Le Gouvernement admet que cela ne suffit pas à le distinguer du parquet général – le procureur général et les avocats généraux – auprès de la Cour de cassation, qui est également indépendant et impartial, ce que la Cour européenne n’a pas considéré comme une raison suffisante de soustraire ses conclusions à la discussion contradictoire des parties.

Mais le statut du commissaire du gouvernement est à cet égard exempt d’ambiguïté : il n’est pas seulement identique à celui des juges, il est celui des juges, puisque le commissaire est l’un d’entre eux, investi d’une fonction particulière dans le déroulement du procès. C’est pourquoi le commissaire est choisi parmi les membres de la juridiction par le président de celle-ci, ce qui ne se conçoit pas d’un ministère public, aussi indépendant soit-il, qui ne saurait tenir sa fonction du président de la juridiction, puisqu’il existe par construction une séparation organique entre le parquet et la juridiction elle-même.

Le commissaire, quant à lui, faisait partie de la juridiction avant d’être désigné dans ses fonctions pour les exercer un certain temps ; il continuera d’en faire partie quand il aura cessé de les exercer et, ce qui est le plus important, il continue à en faire partie pendant tout le temps où il les exerce, tout comme un juge rapporteur, ni plus, ni moins.

c)  Différence fonctionnelle entre les avocats généraux et le commissaire du gouvernement

60.  A la différence d’un ministère public, qui représente la société ou l’intérêt général ou dont la fonction est d’assurer l’unité de la jurisprudence, le commissaire du gouvernement a pour fonction, après que les parties ont terminé d’exposer leurs arguments dans le respect du contradictoire, une fois les débats clos, d’exprimer son opinion individuelle à l’adresse de ses collègues, en les invitant à statuer dans un sens déterminé. En d’autres termes, sa fonction ne se distingue pas de celle d’un juge rapporteur.

Au Conseil d’Etat, chaque commissaire du gouvernement fait partie de l’une des chambres (qu’on appelle sous-sections), et il travaille sous l’autorité fonctionnelle du président de celle-ci, tout en étant parfaitement libre de son opinion personnelle, comme tous les juges.

Une fois terminée la phase écrite de la procédure, lorsque le dossier est complet, les magistrats de la sous-section se réunissent pour procéder à un premier examen de l’affaire, au terme duquel ils adoptent un projet d’arrêt, qui a un caractère purement provisoire. Le commissaire participe à cette séance de travail, à l’occasion de laquelle le juge qui a le titre de rapporteur, qui est en fait le premier rapporteur de l’affaire – le commissaire étant le second –, expose son point de vue. Puis le dossier est transmis au commissaire, pour qu’il l’étudie de façon approfondie.

Ensuite, l’affaire sera inscrite au rôle d’une audience publique, à une date que le commissaire choisira lui-même. Lors de cette audience, les parties, si elles sont représentées, pourront s’exprimer, par l’intermédiaire de leurs avocats. Les plaidoiries terminées, le commissaire prend alors la parole, pour exprimer son opinion individuelle sur l’affaire : c’est ce qu’on appelle les conclusions, qui sont prononcées en public, et qui n’ont pas forcément été rédigées à l’avance.

Après quoi, en général immédiatement après, a lieu le délibéré, auquel participe le commissaire, comme membre de la juridiction, c’est-à-dire de la manière la plus normale qui soit. Il va de soi que si dans ses conclusions le commissaire a soulevé une question nouvelle, sur laquelle les parties n’ont pas eu l’occasion de s’exprimer, et que la formation de jugement estime cette question pertinente pour la solution de l’affaire, les débats seront rouverts, et l’affaire renvoyée à une audience ultérieure. Les parties ont également la possibilité de déposer une note en délibéré.

Le Gouvernement estime donc que le commissaire est intimement associé au travail collégial de la juridiction, dont il est un rouage essentiel ; il se situe entièrement à l’intérieur de la juridiction et prend place parmi les juges. Ses conclusions sont un document de travail interne à la juridiction, non pas parce qu’elles ne seraient pas rendues publiques – elles le sont –, mais parce qu’elles émanent d’un membre de la juridiction s’adressant à ses collègues et qui, selon la formulation de l’arrêt Esclatine (paragraphe 47 ci-dessus) « participe à la fonction de juger dévolue à la juridiction dont il est membre ».

Le Gouvernement rappelle que d’éminents auteurs ont pu affirmer que le commissaire n’est qu’un « dédoublement fonctionnel du rapporteur », que ses conclusions constituent un « rapport public », et, plus encore, qu’elles représentent en réalité la première phase du délibéré, qui a la particularité d’être publique alors que le reste du délibéré est secret.

Or il ressort de l’arrêt Vermeulen c. Belgique du 20 février 1996 (Recueil 1996-I, p. 234, § 33), que le droit au respect du contradictoire ne vise que les « pièces ou observations » présentées au juge par une personne ou un organe extérieur à la juridiction, et non pas celles qui proviennent d’un juge et qui s’adressent aux autres membres de la collégialité. Plus généralement, la formule de l’arrêt Vermeulen ne s’applique pas au travail interne de la juridiction, aux actes qui participent au processus même de la décision collégiale. Ainsi, dans l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd (précité, pp. 665-666, § 105), la Cour a admis que le rapport du conseiller rapporteur à la Cour de cassation et le projet d’arrêt établi par lui pouvaient être « légitimement couverts par le secret du délibéré », qu’ils pouvaient donc n’être pas communiqués aux parties ni discutés par elles. Le fait qu’un tel rapport soit présenté en public, ce qui constitue un avantage pour les justiciables, ne change rien à la règle.

d)  La participation du commissaire du gouvernement au délibéré

61.  Le Gouvernement rappelle qu’il est de règle que le commissaire ne prenne pas part au vote qui a lieu au terme du délibéré auquel il a siégé. Pour autant, il ne faut pas en déduire qu’il n’est pas un juge mais qu’il doit être assimilé à un tiers intervenant, avec les conséquences qui en découlent. Rien ne s’opposerait, du point de vue de son statut, et de sa position dans la procédure, à ce que le commissaire prenne part au vote en délibéré, et son abstention est plus formelle et symbolique que réelle.

Cette règle trouve son origine dans la conception très exigeante et formaliste du secret du délibéré que retient le droit français, selon laquelle nul ne doit connaître à l’extérieur de la juridiction l’opinion individuelle d’un juge qui a concouru par son vote à la formation de la décision collégiale. Dès lors, l’abstention du commissaire au moment du vote permet de sauvegarder les apparences et de laisser intact, au moins formellement, le principe du secret du délibéré : puisque le commissaire fait connaître publiquement son opinion, il ne vote pas, et ainsi les principes sont saufs. Il n’empêche que le commissaire est bel et bien un membre de la formation de jugement et qu’il participe de bout en bout à l’examen collégial qui débouche sur la décision.

C’est au point, d’ailleurs, que les arrêts du Conseil d’Etat sont souvent interprétés, lorsque leur sens est conforme aux conclusions du commissaire, à la lumière de celles-ci, les conclusions constituant en quelque sorte une motivation complémentaire de l’arrêt. Et lorsque le sens de l’arrêt est contraire à celui des conclusions, celles-ci représentent ce que le droit français ignore en théorie, et même bannit, mais qu’il pratique en fait dans la juridiction administrative, à savoir l’opinion dissidente d’un juge par rapport à celle de la majorité de ses collègues.

e)  Remarques finales

62.  Le Gouvernement admet qu’un juge tel que le commissaire du gouvernement peut paraître, pour des juristes habitués à des systèmes de droit qui ne possèdent pas l’équivalent, avoir des traits assez singuliers, peut-être même déconcertants. Mais il estime que le rôle de la Cour n’est pas d’imposer un modèle juridictionnel unique : il est de veiller au respect des principes essentiels d’une justice équitable, tout en respectant les différences entre les systèmes juridiques, pour autant que ces différences soient compatibles avec le respect de ces principes.

Or le commissaire du gouvernement appartient aux meilleures traditions du droit français, son rôle dans le procès administratif a fait l’objet d’innombrables études plus élogieuses les unes que les autres. Il a forcé le respect et l’admiration de générations de juristes français et étrangers.

En premier lieu, si les conditions de la participation à la procédure du commissaire méconnaissaient les droits des parties et le principe fondamental du contradictoire, les avocats au Conseil d’Etat, qui représentent les parties devant la plus haute juridiction administrative, seraient les mieux placés pour s’en apercevoir et les premiers à s’en plaindre.

Par ailleurs, l’ordre des avocats aux Conseils est intervenu dans la présente affaire pour soutenir le système en cause : non seulement l’ordre ne le critique pas, mais il le juge même excellent et en souhaite le maintien.

En second lieu, il convient d’attacher une certaine importance à la prise de position récente de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) sur l’impossibilité pour les parties de discuter les conclusions présentées par l’avocat général devant cette juridiction.

En effet, dans une ordonnance du 4 février 2000 (Emesa Sugar) la CJCE a donné de la jurisprudence Vermeulen, à laquelle elle s’est référée, une interprétation semblable à celle adoptée par le Conseil d’Etat français dans sa décision Esclatine déjà citée. L’absence de possibilité pour les parties de répondre à l’avocat général ne viole pas les principes du procès équitable, a dit la CJCE, car les conclusions de ce magistrat ne constituent pas « un avis (...) qui émanerait d’une autorité extérieure à la Cour » – comme le ministère public visé par l’arrêt Vermeulen – mais l’opinion individuelle, motivée et exprimée publiquement, d’un membre de l’institution elle-même.

Dès lors, si, dans la présente affaire, la Cour devait estimer que l’article 6 est méconnu, alors elle condamnerait a fortiori – certes implicitement, mais nécessairement – le système appliqué à Luxembourg depuis les origines de la CJCE comme contraire aux exigences du procès équitable. Or cette juridiction rend la justice depuis près d’un demi-siècle dans le respect et même l’admiration de tous, et donne – elle aussi – de la justice européenne une haute image, et personne n’a jamais contesté la qualité de ses procédures.

Le Gouvernement conclut donc à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

B.  Appréciation de la Cour

63.  La requérante se plaint, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable devant les juridictions administratives. Ce grief se subdivise en deux branches : la requérante ou son avocat n’a pas eu connaissance des conclusions du commissaire du gouvernement avant l’audience et n’a pu y répondre après, car le commissaire du gouvernement parle en dernier ; en outre, le commissaire assiste au délibéré, même s’il ne vote pas, ce qui aggraverait la violation du droit à un procès équitable résultant du non-respect du principe de l’égalité des armes et du droit à une procédure contradictoire.

1.  Rappel de la jurisprudence pertinente

64.  La Cour relève que sur les points évoqués ci-dessus, la requête soulève, mutatis mutandis, des problèmes voisins de ceux examinés par la Cour dans plusieurs affaires concernant le rôle de l’avocat général ou du procureur général à la Cour de cassation ou à la Cour suprême en Belgique, au Portugal, aux Pays-Bas et en France (arrêts Borgers, Vermeulen et Lobo Machado précités, Van Orshoven c. Belgique, 25 juin 1997, Recueil 1997‑III, et les deux arrêts J.J. et K.D.B. c. Pays-Bas du 27 mars 1998, Recueil 1998-II ; voir également Reinhardt et Slimane-Kaïd précité).

65. Dans toutes ces affaires, la Cour a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la non-communication préalable soit des conclusions du procureur général ou de l’avocat général, soit du rapport du conseiller rapporteur, et de l’impossibilité d’y répondre. La Cour rappelle en outre que, dans son arrêt Borgers, qui concernait le rôle de l’avocat général devant la Cour de cassation dans une procédure pénale, elle avait conclu au non-respect de l’article 6 § 1 de la Convention, en se fondant surtout sur la participation de l’avocat général au délibéré de la Cour de cassation, qui avait emporté violation du principe de l’égalité des armes (ibidem, p. 32, § 28).

Ultérieurement, la circonstance aggravante de la participation aux délibérés du procureur ou de l’avocat général n’a été retenue que dans les affaires Vermeulen et Lobo Machado, où elle avait été soulevée par les requérants (respectivement, p. 234, § 34, et p. 207, § 32) ; dans tous les autres cas, la Cour a mis l’accent sur la nécessité de respecter le droit à une procédure contradictoire, en relevant que celui-ci impliquait le droit pour les parties à un procès de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge, même par un magistrat indépendant, et de la discuter.

Enfin, la Cour rappelle que les affaires Borgers, J.J. c. Pays-Bas et Reinhardt et Slimane-Kaïd concernaient des procédures pénales ou à connotation pénale. Les affaires Vermeulen, Lobo Machado et K.D.B. c. Pays-Bas avaient trait à des procédures civiles ou à connotation civile tandis que l’affaire Van Orshoven concernait une procédure disciplinaire contre un médecin.

2.  Quant à la spécificité alléguée de la juridiction administrative

66.  Aucune de ces affaires ne concernait un litige porté devant les juridictions administratives et la Cour doit donc examiner si les principes dégagés dans sa jurisprudence, telle que rappelée ci-dessus, trouvent à s’appliquer en l’espèce.

67.  Elle observe que, depuis l’arrêt Borgers précité, tous les gouvernements se sont attachés à démontrer devant la Cour que, dans leur système juridique, leurs avocats généraux ou procureurs généraux étaient différents du procureur général belge, du point de vue tant organique que fonctionnel. Ainsi, leur rôle serait différent selon la nature du contentieux (pénal ou civil, voire disciplinaire), ils ne seraient pas parties à la procédure ni les adversaires de quiconque, leur indépendance serait garantie et leur rôle se limiterait à celui d’un amicus curiae agissant dans l’intérêt général ou pour assurer l’unité de la jurisprudence.

68.  Le Gouvernement ne fait pas exception : il soutient, lui aussi, que l’institution du commissaire du gouvernement au sein du contentieux administratif français diffère des autres institutions critiquées dans les arrêts précités, parce qu’il n’existe aucune distinction entre siège et parquet au sein des juridictions administratives, que le commissaire du gouvernement, du point de vue statutaire, est un juge au même titre que tous les autres membres du Conseil d’Etat et que, du point de vue fonctionnel, il est exactement dans la même situation que le juge rapporteur, sauf qu’il s’exprime publiquement mais ne vote pas.

69.  La Cour admet que, par rapport aux juridictions de l’ordre judiciaire, la juridiction administrative française présente un certain nombre de spécificités, qui s’expliquent par des raisons historiques.

Certes, la création et l’existence même de la juridiction administrative peuvent être saluées comme l’une des conquêtes les plus éminentes d’un Etat de droit, notamment parce que la compétence de cette juridiction pour juger les actes de l’administration n’a pas été acceptée sans heurts. Encore aujourd’hui, les modalités de recrutement du juge administratif, son statut particulier, différent de celui de la magistrature judiciaire, tout comme les spécificités du fonctionnement de la justice administrative (paragraphes 33-52 ci-dessus) témoignent de la difficulté qu’éprouva le pouvoir exécutif pour accepter que ses actes soient soumis à un contrôle juridictionnel.

Pour ce qui est du commissaire du gouvernement, la Cour en convient également, il n’est pas contesté que son rôle n’est nullement celui d’un ministère public ni qu’il présente un caractère sui generis propre au système du contentieux administratif français.

70.  Toutefois, la seule circonstance que la juridiction administrative et le commissaire du gouvernement en particulier existent depuis plus d’un siècle et fonctionnent, selon le Gouvernement, à la satisfaction de tous, ne saurait justifier un manquement aux règles actuelles du droit européen (Delcourt c. Belgique, arrêt du 17 janvier 1970, série A no 11, p. 19, § 36). La Cour rappelle à cet égard que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les Etats démocratiques (voir, notamment, l’arrêt Burghartz c. Suisse du 22 février 1994, série A no 280-B, p. 29, § 28).

71.  Nul n’a jamais mis en doute l’indépendance ni l’impartialité du commissaire du gouvernement, et la Cour estime qu’au regard de la Convention son existence et son statut organique ne sont pas en cause. Toutefois la Cour considère que l’indépendance du commissaire du gouvernement et le fait qu’il n’est soumis à aucune hiérarchie, ce qui n’est pas contesté, ne sont pas en soi suffisants pour affirmer que la non-communication de ses conclusions aux parties et l’impossibilité pour celles-ci d’y répliquer ne seraient pas susceptibles de porter atteinte aux exigences d’un procès équitable.

En effet, il convient d’attacher une grande importance au rôle réellement assumé dans la procédure par le commissaire du gouvernement et plus particulièrement au contenu et aux effets de ses conclusions (voir, par analogie et parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Van Orshoven précité, p. 1051, § 39).

3.  En ce qui concerne la non-communication préalable des conclusions du commissaire du gouvernement et l’impossibilité d’y répondre à l’audience

72.  La Cour rappelle que le principe de l’égalité des armes – l’un des éléments de la notion plus large de procès équitable – requiert que chaque partie se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Nideröst-Huber c. Suisse du 18 février 1997, Recueil 1997-I, pp. 107-108, § 23).

73.  Or, indépendamment du fait que, dans la majorité des cas, les conclusions du commissaire du gouvernement ne font pas l’objet d’un document écrit, la Cour relève qu’il ressort clairement de la description du déroulement de la procédure devant le Conseil d’Etat (paragraphes 40 à 52 ci-dessus) que le commissaire du gouvernement présente ses conclusions pour la première fois oralement à l’audience publique de jugement de l’affaire et que tant les parties à l’instance que les juges et le public en découvrent le sens et le contenu à cette occasion.

La requérante ne saurait tirer du droit à l’égalité des armes reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention le droit de se voir communiquer, préalablement à l’audience, des conclusions qui n’ont été communiquées à aucune des parties à l’instance : ni au rapporteur, ni aux juges de la formation de jugement (Nideröst-Huber précité, ibidem). Aucun manquement à l’égalité des armes ne se trouve donc établi.

74.  Toutefois, la notion de procès équitable implique aussi en principe le droit pour les parties à un procès de prendre connaissance de toute pièce ou observation soumise au juge, fût-ce par un magistrat indépendant, en vue d’influencer sa décision, et de la discuter (arrêts précités Vermeulen, p. 234, § 33, Lobo Machado, pp. 206-207, § 31, Van Orshoven, p. 1051, § 41, K.D.B. c. Pays-Bas, p. 631, § 44, et Nideröst-Huber, p. 108, § 24).

75.  Pour ce qui est de l’impossibilité pour les parties de répondre aux conclusions du commissaire du gouvernement à l’issue de l’audience de jugement, la Cour se réfère à l’arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd précité. Dans cette affaire, elle avait constaté une violation de l’article 6 § 1 du fait que le rapport du conseiller rapporteur, qui avait été communiqué à l’avocat général, ne l’avait pas été aux parties (ibidem, pp. 665-666, § 105). En revanche, s’agissant des conclusions de l’avocat général, la Cour s’est exprimée comme suit :

« L’absence de communication des conclusions de l’avocat général aux requérants est pareillement sujette à caution.

De nos jours, certes, l’avocat général informe avant le jour de l’audience les conseils des parties du sens de ses propres conclusions et, lorsque, à la demande desdits conseils, l’affaire est plaidée, ces derniers ont la possibilité de répliquer aux conclusions en question oralement ou par une note en délibéré (...). Eu égard au fait que seules des questions de pur droit sont discutées devant la Cour de cassation et que les parties y sont représentées par des avocats hautement spécialisés, une telle pratique est de nature à offrir à celles-ci la possibilité de prendre connaissance des conclusions litigieuses et de les commenter dans des conditions satisfaisantes. Il n’est toutefois pas avéré qu’elle existât à l’époque des faits de la cause » (p. 666, § 106).

76.  Or, à la différence de l’affaire Reinhardt et Slimane-Kaïd, il n’est pas contesté que, dans la procédure devant le Conseil d’Etat, les avocats qui le souhaitent peuvent demander au commissaire du gouvernement, avant l’audience, le sens général de ses conclusions. Il n’est pas davantage contesté que les parties peuvent répliquer, par une note en délibéré, aux conclusions du commissaire du gouvernement, ce qui permet, et c’est essentiel aux yeux de la Cour, de contribuer au respect du principe du contradictoire. C’est d’ailleurs ce que fit l’avocat de la requérante en l’espèce (paragraphe 26 ci-dessus).

Enfin, au cas où le commissaire du gouvernement invoquerait oralement lors de l’audience un moyen non soulevé par les parties, le président de la formation de jugement ajournerait l’affaire pour permettre aux parties d’en débattre (paragraphe 49 ci-dessus).

Dans ces conditions, la Cour estime que la procédure suivie devant le Conseil d’Etat offre suffisamment de garanties au justiciable et qu’aucun problème ne se pose sous l’angle du droit à un procès équitable pour ce qui est du respect du contradictoire.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.

4. En ce qui concerne la présence du commissaire du gouvernement au délibéré du Conseil d’Etat

77.  Sur ce point, la Cour constate que l’approche soutenue par le Gouvernement consiste à dire que, puisque le commissaire du gouvernement est un membre à part entière de la formation de jugement, au sein de laquelle il officie en quelque sorte comme un deuxième rapporteur, rien ne devrait s’opposer à ce qu’il assiste au délibéré, ni même qu’il vote.

78.  Le fait qu’un membre de la formation de jugement ait exprimé en public son point de vue sur l’affaire pourrait alors être considéré comme participant à la transparence du processus décisionnel. Cette transparence est susceptible de contribuer à une meilleure acceptation de la décision par les justiciables et le public, dans la mesure où les conclusions du commissaire du gouvernement, si elles sont suivies par la formation de jugement, constituent une sorte d’explication de texte de l’arrêt. Dans le cas contraire, lorsque les conclusions du commissaire du gouvernement ne se reflètent pas dans la solution adoptée par l’arrêt, elles constituent une sorte d’opinion dissidente qui nourrira la réflexion des plaideurs futurs et de la doctrine.

La présentation publique de l’opinion d’un juge ne porterait en outre pas atteinte au devoir d’impartialité, dans la mesure où le commissaire du gouvernement, au moment du délibéré, n’est qu’un juge parmi d’autres et que sa voix ne saurait peser sur la décision des autres juges au sein desquels il se trouve en minorité, quelle que soit la formation dans laquelle l’affaire est examinée (sous-section, sous-sections réunies, section ou assemblée). Il est d’ailleurs à noter que, dans la présente affaire, la requérante ne met nullement en cause l’impartialité subjective ou l’indépendance du commissaire du gouvernement.

79.  Toutefois, la Cour observe que cette approche ne coïncide pas avec le fait que, si le commissaire du gouvernement assiste au délibéré, il n’a pas le droit de voter. La Cour estime qu’en lui interdisant de voter, au nom de la règle du secret du délibéré, le droit interne affaiblit sensiblement la thèse du Gouvernement, selon laquelle le commissaire du gouvernement est un véritable juge, car un juge ne saurait, sauf à se déporter, s’abstenir de voter. Par ailleurs, il serait difficile d’admettre que des juges puissent exprimer publiquement leur opinion et que d’autres puissent seulement le faire dans le secret du délibéré.

80.  En outre, en examinant ci-dessus le grief de la requérante concernant la non-communication préalable des conclusions du commissaire du gouvernement et l’impossibilité de lui répliquer, la Cour a accepté que le rôle joué par le commissaire pendant la procédure administrative requière l’application de garanties procédurales en vue d’assurer le respect du principe du contradictoire (paragraphe 76 ci-dessus). La raison qui a amené la Cour à conclure à la non-violation de l’article 6 § 1 sur ce point n’était pas la neutralité du commissaire du gouvernement vis-à-vis des parties mais le fait que la requérante jouissait de garanties procédurales suffisantes pour contrebalancer son pouvoir. La Cour estime que ce constat entre également en ligne de compte pour ce qui est du grief concernant la participation du commissaire du gouvernement au délibéré.

81.  Enfin, la théorie des apparences doit aussi entrer en jeu : en s’exprimant publiquement sur le rejet ou l’acceptation des moyens présentés par l’une des parties, le commissaire du gouvernement pourrait être légitimement considéré par les parties comme prenant fait et cause pour l’une d’entre elles.

Pour la Cour, un justiciable non rompu aux arcanes de la justice administrative peut assez naturellement avoir tendance à considérer comme un adversaire un commissaire du gouvernement qui se prononce pour le rejet de son pourvoi. A l’inverse, il est vrai, un justiciable qui verrait sa thèse appuyée par le commissaire le percevrait comme son allié.

La Cour conçoit en outre qu’un plaideur puisse éprouver un sentiment d’inégalité si, après avoir entendu les conclusions du commissaire dans un sens défavorable à sa thèse à l’issue de l’audience publique, il le voit se retirer avec les juges de la formation de jugement afin d’assister au délibéré dans le secret de la chambre du conseil (voir, mutatis mutandis, arrêt Delcourt précité, pp. 16-17, § 30).

82.  Depuis l’arrêt Delcourt, la Cour a relevé à de nombreuses reprises que, si l’indépendance et l’impartialité de l’avocat général ou du procureur général auprès de certaines cours suprêmes n’encouraient aucune critique, la sensibilité accrue du public aux garanties d’une bonne justice justifiait l’importance croissante attribuée aux apparences (Borgers précité, p. 31, § 24).

C’est pourquoi la Cour a considéré que, indépendamment de l’objectivité reconnue de l’avocat général ou du procureur général, celui-ci, en recommandant l’admission ou le rejet d’un pourvoi, devenait l’allié ou l’adversaire objectif de l’une des parties et que sa présence au délibéré lui offrait, fût-ce en apparence, une occasion supplémentaire d’appuyer ses conclusions en chambre du conseil, à l’abri de la contradiction (Borgers, Vermeulen et Lobo Machado précités, respectivement, pp. 31-32, § 26, p. 234, § 34, et p. 207, § 32).

83.  La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de la jurisprudence constante rappelée ci-dessus, même s’agissant du commissaire du gouvernement, dont l’opinion n’emprunte cependant pas son autorité à celle d’un ministère public (voir, mutatis mutandis, J.J. et K.D.B. c. Pays-Bas précités, respectivement, pp. 612-613, § 42, et p. 631, § 43).

84.  La Cour observe en outre qu’il n’a pas été soutenu, comme dans les affaires Vermeulen et Lobo Machado, que la présence du commissaire du gouvernement s’imposait pour contribuer à l’unité de la jurisprudence ou pour aider à la rédaction finale de l’arrêt (voir, mutatis mutandis, Borgers précité, p. 32, § 28). Il ressort des explications du Gouvernement que la présence du commissaire du gouvernement se justifie par le fait qu’ayant été le dernier à avoir vu et étudié le dossier, il serait à même pendant les délibérations de répondre à toute question qui lui serait éventuellement posée sur l’affaire.

85.  De l’avis de la Cour, l’avantage pour la formation de jugement de cette assistance purement technique est à mettre en balance avec l’intérêt supérieur du justiciable, qui doit avoir la garantie que le commissaire du gouvernement ne puisse pas, par sa présence, exercer une certaine influence sur l’issue du délibéré. Tel n’est pas le cas dans le système français actuel.

86.  La Cour se trouve confortée dans cette approche par le fait qu’à la CJCE, l’avocat général, dont l’institution s’est étroitement inspirée de celle du commissaire du gouvernement, n’assiste pas aux délibérés, en vertu de l’article 27 du règlement de la CJCE.

87.  En conclusion, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, du fait de la participation du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement.

 

[…omissis…]

 

III.               SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

 

88.  Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

89.  La requérante réclame au titre du dommage moral un montant de 200 000 francs français (FRF), en raison, d’une part, de l’anxiété importante subie du fait de la durée excessive de la procédure et, d’autre part, de la frustration ressentie du fait de l’impossibilité de répliquer aux conclusions défavorables du commissaire du gouvernement.

90.  Le Gouvernement ne se prononce pas.

91.  Pour ce qui est du grief de la requérante relatif à l’équité de la procédure devant le Conseil d’Etat, la Cour estime, conformément à sa jurisprudence (Vermeulen précité, p. 235, § 37), que le dommage moral dont fait état l’intéressée se trouve suffisamment compensé par le constat de violation figurant au paragraphe 85 ci-dessus.

En revanche, la requérante a sans conteste subi un dommage moral du fait de la durée excessive de la procédure. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour lui alloue 80 000 FRF à ce titre.

B.  Frais et dépens

92.  La requérante sollicite tout d’abord le remboursement d’une partie de la somme de 72 625 FRF qu’elle a exposée pour sa défense devant les juridictions françaises, frais qui sont partiellement en relation avec les violations alléguées (nécessité d’interjeter appel et de se pourvoir en cassation).

93.  Le Gouvernement ne se prononce pas.

94.  Lorsque la Cour constate une violation de la Convention, elle peut accorder à un requérant le paiement non seulement de ses frais et dépens devant les organes de la Convention, mais aussi de ceux quil a engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation (voir notamment larrêt Hertel c. Suisse du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, p. 2334, § 63). En lespèce, la Cour constate que la requérante n’a pas exposé de tels frais et dépens pendant la procédure litigieuse. Elle observe, en particulier, que la requérante n’a critiqué à aucun moment devant les trois instances saisies de son affaire le rôle du commissaire du gouvernement. Partant, il y a lieu décarter la demande sur ce point.

95.  Par ailleurs, la requérante sollicite une indemnité de 20 000 FRF au titre des frais et dépens exposés pour sa défense devant les organes de la Convention.

96.  Le Gouvernement ne se prononce pas.

97.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, l’arrêt Bottazzi c. Italie [GC], no 34884/97, § 30, CEDH 1999-V). En l’espèce, compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 20 000 FRF pour la procédure devant elle et l’accorde à la requérante.

C.  Intérêts moratoires

98.  Selon les informations dont la Cour dispose, le taux dintérêt légal applicable en France à la date dadoption du présent arrêt est de 4,26 % lan.

par ces motifs, la cour

1.  Dit, à l’unanimité, que l’article 6 § 1 de la Convention n’a pas été violé en ce qui concerne le grief de la requérante selon lequel elle n’a pas reçu préalablement à l’audience les conclusions du commissaire du gouvernement et n’a pu lui répliquer à l’issue de celle-ci ;

 

2.  Dit, par dix voix contre sept, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la participation du commissaire du gouvernement au délibéré ;

 

3.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de la durée excessive de la procédure ;

 

4.  Dit, à l’unanimité,

a)  que lEtat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, les sommes suivantes :

i.  80 000 FRF (quatre-vingt mille francs français), pour dommage moral ;

ii.  20 000 FRF (vingt mille francs français), pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ;

b)  que ces montants seront à majorer dun intérêt simple de 4,26 % lan à compter de lexpiration dudit délai et jusquau versement ;

 

5.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 7 juin 2001.

                                                                                   Luzius Wildhaber
                                                                                            Président
       Michele de Salvia
                  Greffier

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante de M. Rozakis, Mme Tulkens et M. Casadevall ;

–  opinion partiellement dissidente commune à M. Wildhaber, M. Costa, M. Pastor Ridruejo, M. Kūris, M. Bîrsan, Mme Botoucharova et M. Ugrekhelidze.

                                                                                                                  L.W.
                                                                                                             M. de S.

 


opinion concordante DE M. ROZAKIS,
M
me tulkens ET M. CAsaDEVALL, Juges

En ce qui concerne le grief de la requérante fondé sur l’impossibilité de répondre à l’audience aux conclusions du commissaire du gouvernement, la Cour observe qu’« il n’est pas (...) contesté que les parties peuvent répliquer, par une note en délibéré, aux conclusions du commissaire du gouvernement, ce qui permet, et c’est essentiel aux yeux de la Cour, de contribuer au respect du principe du contradictoire » (paragraphe 76 de l’arrêt).

Certes, nous savons que, dans l’état actuel des choses, la pratique de la note en délibéré vise surtout à soulever les éventuelles omissions du commissaire du gouvernement et qu’elle n’a pas vocation, en tant que telle, à garantir le respect du contradictoire. Si elle ne suffit donc pas à elle seule à garantir le respect de ce principe, la note en délibéré peut cependant y contribuer ; et, sans doute, pourrait-elle le faire davantage encore si, sans bouleverser l’équilibre fondamental du procès devant le Conseil d’Etat, ses modalités d’exercice étaient améliorées et si le juge administratif avait l’obligation d’en tenir compte.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE à M. WILDHABER, M. COSTA, M. PASTOR RIDRUEJO, M. KŪRIS, M. BÎRSAN, Mme BOTOUCHAROVA ET M. UGREKHELIDZE, JUGES

1.  La Cour a rejeté à l’unanimité le grief de la requérante tiré de ce qu’elle n’aurait pas reçu, préalablement à l’audience, les conclusions du commissaire du gouvernement, ni pu lui répliquer à l’issue de celle-ci. Mais c’est à la majorité qu’a été trouvée une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, parce que les commissaires du gouvernement participent au délibéré des juridictions administratives dont ils sont membres.

2.  A notre regret, nous ne pouvons pas souscrire à cette conclusion de nos collègues, ni à leur analyse. Dans un système subsidiaire de protection des droits de l’homme, la Cour aurait dû laisser intacte une institution respectée et reconnue depuis plus d’un siècle et demi et qui a su œuvrer en faveur de l’Etat de droit et des droits de l’homme, tout en gardant les apparences objectives.

3.  Le constat de violation de la Convention repose sur quatre arguments principaux, développés aux paragraphes 79 à 86 de l’arrêt. En premier lieu est critiqué le fait que le commissaire du gouvernement participe au délibéré sans pour autant y voter. En deuxième lieu, la requérante ne jouirait pas, du fait de cette assistance, de garanties procédurales du même ordre que celles qui ont conduit la Cour unanime à écarter le premier grief. En troisième lieu, la « théorie » des apparences devrait entrer en jeu. Enfin, devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), l’avocat général, lui, n’assiste pas au délibéré.

4.  Tous ces motifs nous paraissent devoir être réfutés.

5.  Dans son premier argument, énoncé au paragraphe 79, la majorité de la Cour critique la participation du commissaire du gouvernement au délibéré sans qu’il y vote. Cet argument nous semble paradoxal. Suffirait-il vraiment qu’un changement de textes dispose que le commissaire du gouvernement vote sur le projet d’arrêt pour que sa participation au délibéré soit absoute ? Ensuite, la dernière phrase du paragraphe 79 vient affirmer que tous les juges doivent exprimer publiquement leur opinion, ou aucun d’entre eux. Mais cette pétition de principe ne repose sur aucun précédent de notre Cour et n’est fondée sur aucun argument d’autorité. C’est une pure et simple affirmation, qui ne saurait guère convaincre.

6.  Le second argument repose à notre sens sur une fausse symétrie. Nous partageons l’avis de la majorité de la Cour que les justiciables devant les juridictions administratives bénéficient de garanties de procédure, puisque leurs avocats peuvent connaître avant l’audience le sens des conclusions, peuvent y répliquer par une note en délibéré, et sont prémunis contre le risque que le commissaire invoque un moyen qui n’aurait pas été soulevé


par les parties (paragraphe 76 de l’arrêt). C’est du reste pourquoi la Cour rejette le premier grief de Mme Kress. La majorité de la Cour en déduit que le justiciable devrait jouir de garanties analogues quant au délibéré. Oui, mais qu’est-ce que cela signifie ? Que l’avocat de la partie privée, ou le représentant de l’administration en litige avec elle, ou les deux à la fois, assistent aussi au délibéré ? Ils y seraient muets et passifs, comme l’est le commissaire du gouvernement, mais leur présence neutraliserait la sienne ? Imaginer ces hypothèses, c’est démontrer leur irréalisme. Il nous semble donc que cet argument est ingénieux, mais artificiel.

7.  Le troisième argument de la Cour est fondé sur la théorie des apparences. Selon cette théorie, il doit être visible que la justice est rendue impartialement (alors même que ni la requérante ni la Cour elle-même n’ont jamais mis en doute l’indépendance et l’impartialité du commissaire, ni d’ailleurs d’institutions analogues auprès de cours suprêmes, comme l’arrêt le dit aux paragraphes 71, 79 et 82, et alors pourtant que l’arrêt constate très nettement, au paragraphe 73, qu’« aucun manquement à l’égalité des armes ne se trouve (...) établi »).

8.  Beaucoup d’auteurs, et même d’éminents juges de cette Cour, ont écrit que la théorie des apparences, qui n’est du reste pas admise au même degré par l’ensemble des cultures juridiques représentées au Conseil de l’Europe, a été dans le passé poussée beaucoup trop loin, que ce soit vis-à-vis des Cours de cassation belge ou française, de la Cour suprême du Portugal, ou de la Cour de cassation des Pays-Bas. Malgré ces critiques la majorité va encore plus loin. Il n’est pas logique que la même requérante, qui ne met nullement en doute l’impartialité subjective d’un magistrat et son indépendance (paragraphe 78 de l’arrêt), puisse être fondée à « éprouver un sentiment d’inégalité » à le voir « se retirer avec les juges de la formation de jugement afin d’assister au délibéré dans le secret de la chambre du conseil » (paragraphe 81). Ce n’est pas seulement illogique : c’est critiquable, car tout justiciable averti, et en tout cas tout avocat informé, sait que la participation au délibéré de quelqu’un qui a exprimé publiquement son « opinio juris » ne va pas, par sa simple présence, alourdir le poids de cette opinion sur les juges ayant à délibérer et à voter. Ou alors c’est faire injure à ces derniers, et leur imputer un manque d’indépendance et d’impartialité.

9.  En admettant même que la théorie des apparences puisse trouver du crédit, faut-il qu’en son nom une juridiction européenne, dans un système basé sur la subsidiarité et sur le respect des juridictions nationales, vienne égratigner une institution qui fonctionne depuis un siècle et demi à la satisfaction générale, qui joue un rôle essentiel dans un Etat de droit, et qui a considérablement œuvré en faveur de la justice et des droits de l’homme (voir sur ces points les paragraphes 41, 46, 47, et surtout 69 à 71 de l’arrêt) ?

10.  Et n’atteint-on pas ici, ou ne dépasse-t-on pas, les limites du « contrôle européen » par rapport aux spécificités nationales, qui sont légitimes pourvu qu’elles remplissent leurs obligations de résultat par rapport aux exigences conventionnelles ? A notre avis, humble mais ferme, notre Cour est, dans ce domaine, allée déjà très loin dans le passé (en fait, depuis l’arrêt Borgers c. Belgique du 30 octobre 1991 (série A no 214-B) – qui fut un revirement de jurisprudence par rapport à l’arrêt Delcourt c. Belgique du 17 janvier 1970 (série A no 11)), et la majorité de la Grande Chambre, dans cette affaire, va trop loin malgré l’article premier du dispositif.

11.  Il est vrai que la majorité a recours à un quatrième et dernier argument : à la CJCE, qui est l’auteur de l’ordonnance Emesa Sugar, selon laquelle l’institution de l’avocat général ne méconnaît pas l’article 6 § 1, malgré la jurisprudence Vermeulen c. Belgique (arrêt du 20 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-I, avis de la Commission, p. 246, §§ 53-54), l’avocat général ne participe pas au délibéré. Cela conforterait l’approche de la majorité (paragraphe 86 de l’arrêt). L’avocat général à la CJCE a en effet été « étroitement inspiré » du Conseil d’Etat français et de son commissaire du gouvernement. Mais il ne faut pas attacher à cette différence une importance décisive. Ce n’est pas parce que l’ordonnance dans l’affaire Emesa Sugar juge compatible avec les droits fondamentaux l’institution de l’avocat général, lequel ne participe pas au délibéré, que notre Cour était tenue de juger que la présence du commissaire au délibéré des juridictions administratives viole l’article 6 § 1 de la Convention. Ensuite, cette différence contingente, conçue dès les années 50, n’est certainement pas due à une sorte de condamnation à Luxembourg du système français, pas plus qu’à la peur d’une contradiction avec la Convention, à laquelle les arrêts de la CJCE ne se sont référés qu’à partir de 1975. Enfin, s’il est satisfaisant que les deux Cours soient arrivées à la même conclusion quant au grief que notre Cour a écarté, il n’y aurait pas de contradiction flagrante si elles ne condamnaient ni l’avocat général ni le commissaire du gouvernement, que celui-ci participe au délibéré ou que celui-là n’y participe pas.

12.  Au total, nous ne voyons aucune raison décisive de condamner, fût-ce sur un point que d’aucuns jugeront mineur, un système qui a fait ses preuves, et dont les résultats, à l’aune des objectifs de la Convention, sont dans l’ensemble plus que satisfaisants. Qu’il nous soit permis, d’ailleurs, de rappeler l’influence déterminante de plusieurs commissaires du gouvernement, membres du Conseil d’Etat, en ce qui concerne l’incorporation de la Convention européenne des Droits de l’Homme dans le système juridique français, qu’il s’agisse de la primauté de la Convention par rapport à la loi française, même postérieure, ou de la jurisprudence relative à l’article 8 et au droit des étrangers, à l’article 10, à l’article premier du Protocole no 1 et même à l’article 6 § 1, ici en cause.

13.  Le présent arrêt fait certes un effort louable de pragmatisme et de réalisme en écartant de façon très nette le premier grief de la requête. Il est regrettable que cet effort n’ait pas été plus complet, et souhaitable à nos yeux qu’à l’avenir la Cour reconsidère dans son ensemble sa jurisprudence sur la procédure devant les cours suprêmes européennes, qui fait la part trop belle aux apparences, au détriment de traditions nationales respectables et, en définitive, de l’intérêt réel des justiciables.